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« Les fake news de Moscou anesthésient la pensée »

Le Parlement ukrainien a adopté une loi prolongeant le statut spécial du Donbass, qui confirme l’attachement de l’Ukraine à un règlement pacifique du conflit, dans le cadre des accords de Minsk, au sein du format « Normandie ». Où en est la feuille de route aujourd’hui ?

Nous avons adopté toutes les lois nécessaires et nous persévérons dans nos efforts pour la mise en œuvre des arrangements de Minsk, mais tant que la Russie ne manifeste pas une volonté de stabiliser la situation et continue son agression avec l’aide de ses pions séparatistes et terroristes, l’implémentation des accords est impossible ! Il faudrait également que les autorités ukrainiennes puissent avoir dans les districts non-contrôlés par eux des interlocuteurs fiables et représentatifs issus des élections selon les standards de l’OSCE. On ne peut pas imaginer l’organisation de telles élections sans l’amélioration radicale de la situation sécuritaire qui est donc, vous l’avez compris, le préalable indispensable à l’implémentation de ces accords.

Que dire alors du fameux « Paquet de mesures »?…

La problématique est la même : notre Parlement a approuvé la législation relative à l’exécution des accords, mais là encore, la situation sécuritaire empêche leur entrée en vigueur. En d’autres termes, seul un retrait des forces armées de la Russie et de ses pantins, un retrait des armes lourdes et un cessez-le-feu durable pourraient débloquer la situation, ainsi que le rétablissement du contrôle ukrainien à la frontière avec la Russie. Nous ne contrôlons pas 420km de notre frontière. C’est une situation ubuesque ! Impossible, dans ces conditions, d’aller plus en avant avec le « Paquet de mesures » que vous évoquez.

Est-ce la seule voie possible pour que les choses s’apaisent ?

Je pense que c’est la synergie de trois facteurs qui permettra de mettre un terme à cette agression : il s’agit en effet d’associer les efforts politico-diplomatiques, telles que le processus de Minsk, le maintien du régime de sanctions contre la Russie et la coopération renforcée avec les pays occidentaux dans les domaines militaires et techniques. Il ne s’agit donc pas de disposer de troupes étrangères au sol, mais de donner la possibilité aux Ukrainiens de se défendre contre l’agresseur qui a entre les mains les armes les plus sophistiquées au monde. Comment voulez-vous, en effet, que nous défendions notre territoire avec des armes du XXème siècle contre des armes du XXIème siècle ? Il faut, en outre, coupler ces efforts avec l’aide de l’UE et de l’Occident en général pour progresser sur le chemin des réformes et compenser les résultats néfastes de l’attaque russe contre notre pays. Je pense que nous ne pouvons pas stabiliser la situation uniquement par la voie diplomatique, même si, bien sûr, nous sommes prêts à donner le meilleur pour implémenter les accords.

Quel est le bilan humain depuis le début du conflit ?

Le bilan est affreux. Nous avons perdu plus de 10 000 Ukrainiens, militaires et civils. Encore plus sont blessés. 1,8 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays. En dépit des accords de Minsk, nous recevons au quotidien des informations sur les violations commises par les Russes et les terroristes à leur égard. Nos soldats sont tués presque chaque semaine. La veille de notre rencontre, 4 militaires ukrainiens venaient d’être abattus. Beaucoup de gens évoquent un certain apaisement, mais cet apaisement de façade est trompeur. Si l’intensité des combats a, certes, diminué, les victimes arrivent encore. Il ne faut pas penser en termes de statistiques, aussi effrayantes soient-elles, mais en termes de souffrances humaines.

La boucle médiatique est ainsi faite que l’on parle forcément moins de ce conflit aujourd’hui que lors de sa phase chaude. Cela dit, même, si je peux l’expliquer, je ne peux que le déplorer. Si l’exposé des faits par les media respectables, est, la plupart du temps, objectif, je ne suis pas toujours satisfait, car l’on oublie trop souvent, à mon sens, que les Russes sont les agresseurs et que nous devons défendre notre pays. Dès lors, les accords de Minsk sont le compromis nécessaire de notre part pour diminuer les violences et les victimes, mais nous sommes agacés quand on nous indique que “toutes les parties” doivent faire des efforts. C’est une notion fausse, car de notre côté, nous faisons tout notre possible, alors que les Russes, eux, ne veulent rien lâcher de leur stratégie de contrôle et de déstabilisation de l’Ukraine.
La propagande russe, c’est un fait, est bien connue pour sa provocation. Ils sont très actifs dans le colportage de mythes et de fake news. Or, les intellectuels et la classe politique, qui ont la capacité de pouvoir analyser la situation dans sa vérité, doivent prendre leurs responsabilités. Ils ont le devoir de ne pas tomber passivement dans leur piège. À nous de communiquer davantage et plus efficacement auprès du grand public. À eux de séparer le bon grain de l’ivraie. Les mythes propagés par la Russie sèment le brouillard…

Comment définiriez-vous le paysage politique actuel en Ukraine ?

Le paysage politique est défini par trois facteurs : l’Ukraine est un pays démocratique, avec ce que cela comporte comme avantages et difficultés. C’est également un pays en guerre. C’est, enfin, un pays qui essaie d’engager de profondes réformes malgré l’agression externe. Et souvent, les réformes sont douloureuses…
Si toutes les décisions s’inscrivent au cœur d’un processus démocratique, c’est aussi, précisément, ce qui complique parfois bien des choses, car nul ne peut imposer quoi que ce soit. Il faut convaincre ! Mais ce qui est sûr, c’est que nous sommes passés à un point de non retour quant au choix d’un développement en faveur d’un modèle européen, démocratique.
Nous avons rejeté en bloc le modèle néo-soviétique poutinien et c’est sans doute l’aspect le plus significatif de notre paysage politique. Toutefois, comme un pays faisant des réformes majeures en pleine période de guerre, nous sommes confrontés à des problèmes existentiels de taille : défendre notre liberté, préserver notre indépendance et assurer les transformations de notre nation.

Quelle est véritablement la place des partis d’extrême droite, ultra-nationalistes, voire « néo-nazis » ?

J’imagine que vous avez pu constater vous-même, qu’en aucun cas, il n’y avait de parti néo-nazi en Ukraine. Svoboda, que vous évoquez, s’inscrit dans la frange radicale, mais les extrémistes ne sont pas aussi importants qu’en France ou en Allemagne. Dois-je vous rappeler que le Parlement allemand compte 92 députés de l’AFD ? Le candidat du Front National en France a obtenu 11 millions de voix pendant les élections présidentielles. Au Parlement ukrainien, il n’y a seulement que… 7 députés de Svoboda. C’est donc une force marginale ! Ils ne forment pas de faction parlementaire. Dois-je vous rappeler également que nous sommes en démocratie et que, malheureusement, c’est un fait, dans tous les pays d’Europe, il y a aujourd’hui une montée en puissance des extrêmes ?

Dire qu’il y a une forte présence de néo-nazis en Ukraine est donc pour vous un mythe ?

Exactement ! C’est le mythe propagé par la Russie. Un mythe que s’approprient trop de media, d’intellectuels et de politiques français. Je comprends… C’est tellement plus simple d’expliquer les choses sous cet angle là. Les fake news de Moscou anesthésient la pensée…

Plusieurs milliers d’Ukrainiens ont manifesté devant le Parlement, pour réclamer la création d’une cour spéciale chargée des affaires de corruption… Où en sont les efforts de votre pays en ce domaine ?

Nous avons fait des efforts majeurs en ce domaine. Je suis suffisamment âgé pour avoir en tête les différentes phases de lutte contre la corruption, de 1991 à aujourd’hui. Des mots aux slogans, nous avons franchi désormais une étape concrète : notre Parlement a adopté toutes les lois nécessaires pour combattre la corruption et nous avons presque fini l’élaboration des outils capables d’en anéantir les mécanismes, notamment le Bureau national anti-corruption, le Parquet spécialisé anti-corruption, l’Agence nationale pour la prévention de la corruption. Tous ces organismes sont déjà en ordre de marche, et en 2016/2017, le Parquet général, le Bureau national anti-corruption, le Service de Sécurité et le Ministère de la Justice ont envoyé 5000 dossiers à la cour. Cela représente des millions de dollars récupérés ! Nous avons également créé « Prozoro », un système « transparent » d’achats public. Considéré comme l’un des meilleurs en Europe et au monde, ce dispositif a reçu plusieurs distinctions, à Paris et à Londres pour son efficacité. Nous avons donc le mécanisme adéquate pour en venir à bout. Concernant enfin la Cour anti-corruption, elle sera créée en fin d’année. Le Président a réitéré son engagement en ce sens.

Les récentes manifestations réclament également l’abolition de l’immunité parlementaire dès 2018 et non en 2020, comme le prévoit le projet de loi soumis au Parlement par le Président Porochenko… Serait-ce, selon-vous, une piste à suivre pour apaiser les tensions ?

Le choix est fait, le projet de loi est déposé. En même temps, cette question d’immunité est assez délicate… À ma connaissance, la France reste assez mesurée sur le sujet et ne pense pas qu’il faut lever l’immunité à 100%.
À mon avis, c’est un problème un peu discutable, mais quoi qu’il en soit, les avancées sur ce point sont en bonne voie. Quant aux manifestations que vous évoquez… nous sommes en démocratie, bien que l’on puisse regretter la forme de ces protestations.

Trois ans après la révolte de Maïdan, comment jugez-vous la situation économique actuelle ?

La situation est toujours difficile, principalement à cause de la guerre. Nous devons consacrer environ 5% de notre PIB aux dépenses militaires. C’est une somme énorme ! Cependant, nous sommes en pleine transformation sociétale. Si la situation globale reste assez compliquée, nous sommes, malgré tout, entrés dans une période d’amélioration économique, grâce aux effets positifs des réformes. En 2016, nous avons enregistré une croissance de 2,6%.
Notre prévision pour cette année est un peu plus modeste, de l’ordre de 1,8%, mais nous pensons atteindre 2,8% de croissance l’an prochain. Ce n’est pas négligeable.

Les aides de l’UE sont-elles conséquentes ?

Tout à fait ! Nous bénéficions des aides de l’UE, mais aussi du FMI et de la Banque mondiale.
L’ aide macro-financière de l’UE, par exemple, s’élève à 3,4 milliards d’euros. Le FMI, de son côté, a envisagé 17,1 milliards de dollars pour l’Ukraine. L ’ ensemble de ces aides nous permet d’avancer sur la voie des réformes. Cela dit, les progrès macro-économiques ne suffisent pas. Les individus ont besoin de sentir un réel changement au quotidien. C’est pourquoi, avec nos amis lithuaniens, nous avons lancé une initiative de « paquet d’assistance économique pour l’Ukraine » : des mesures pour attirer et stimuler l’investissement dans les projets d’infrastructures, dans l’économie réelle et dans tout ce qui peut améliorer la vie de la population.

Justement, la population formule des plaintes au quotidien, notamment sur le prix du gaz… Que s’est-il passé ?

Pour la première fois, en novembre 2015, on a cessé d’importer le gaz russe. Dès lors, le plus grand fournisseur est maintenant l’Europe, notamment via Engie et nous utilisons le système de revers de gaz de fournisseurs slovaques, hongrois et polonais. Auparavant, le système qui a existé des années durant en Ukraine était fondé sur le gaz “bon marché”, qui engendrait la corruption, la dépendance énergétique de la Russie et, finalement, créait une situation où nous payions pour le gaz russe plus que les autres pays d’Europe. Le gaz était en partie subventionné par l’État. Certes, la population en profitait, mais les conséquences étaient néfastes, car si une partie de l’aide de l’État était destinée en effet à la population, l’autre partie était détournée par les fournisseurs. De plus, cela empêchait le développement des technologies énergétiques efficaces et entraînait un gaspillage considérable ! Il a fallu réglementer et augmenter les tarifs. C’était en tout cas la condition sine qua non du FMI. Je suis d’autant plus conscient de cette grogne que ma famille est là-bas et souffre de cette hausse majeure. C’est très pénible, mais il n’y a pas d’autres solutions. C’est le prix de la modernité…
En revanche, nous devons, il est vrai, soulager financièrement les plus démunis. Je reste persuadé que toutes les réformes engagées sont nécessaires, même si elles causent – provisoirement – de la souffrance pour la population. C’est pourquoi, nous devons mettre entre leurs mains quelque chose de tangible pour qu’ils apprécient les changements opérés. C’est une question de communication, mais c’est aussi un postulat. Le « plan européen pour l’Ukraine » que j’ai évoqué s’inscrit en ce sens ou encore, l’introduction du régime sans visas.

Quels sont les points forts de votre pays qui mériteraient d’être mis en lumière ?

C’est, tout d’abord, l’un des plus grands pays d’Europe. Avec 45 millions d’habitants, c’est donc un marché important au potentiel considérable, notamment dans le domaine des services.
C’est, ensuite, un pays de transit énergétique et de marchandises, pour lequel nous devons développer l’infrastructure. Les routes, bien sûr, mais il faut aussi moderniser le réseau de transport du gaz et du pétrole, le plus vaste en Europe.
C’est, en outre, un pays agricole, car l’Ukraine, comme chacun sait, est, depuis toujours, le grenier de l’Europe. L ’ agriculture et ses produits seront le pétrole du XXIème siècle ! La vaste réforme du secteur que nous avons engagé porte d’ores et déjà ses fruits. Nous sommes un acteur majeur de la scène internationale : premiers producteur et exportateurs d’huile de tournesol, sixième dans la production et l’exportation du blé et encore plus importants dans le maïs, l’orge et autres céréales. La filière bétaillère, quant à elle, ouvre de nombreuses perspectives.
Nous nous démarquons également dans les industries traditionnelles, comme la sidérurgie, les métaux, la chimie, les textiles etc., mais c’est l’économie de la connaissance qui écrira notre futur. Rappelons d’ailleurs que nous occupons la troisième place pour le nombre d’ingénieurs des technologies informatiques, nous avons des écoles scientifiques importantes dans ce domaine. Nos outils sont utilisés par beaucoup d’entreprises étrangères. Nous sommes donc très riches dans « l’industries des cerveaux »! Il ne faut pas oublier que nous sommes, en outre, très forts dans la production des machines modernes et nous appartenons au club très restreint des producteurs d’avions, d’engins et de fusées spatiales.
Notre population est bien éduquée, avec presque 100% d’alphabétisation. Le système éducatif bénéficie lui aussi d’un processus de transformation dans le cadre du Processus de Bologne.
La géographie, la population, l’agriculture, l’industrie et l’innovation… autant d’atouts qui, sans nul doute, contribuent à créer un climat favorable au développement du tourisme…

Alors justement, quelle est la part du tourisme dans l’économie du pays ?

C’est un secteur qui est sous développé, mais les atouts, pour le tourisme vert en particulier, ne manquent pas : le relief varié, la Mer noire, les steppes, les forêts, les montagnes de Carpates, sans oublier nos 7 sites classés au Patrimoine mondial de l’Unesco. Notre « Plan de développement » envisage que le tourisme atteigne 10% du PIB. Il existe désormais de nombreux hôtels haut de gamme à Kiev et dans d’autres régions de notre pays, pour une clientèle « affaires » notamment, mais ce n’est pas suffisant, même si nous avons réussi à attirer de grandes chaînes européennes et américaines. Il faut désormais élargir l’offre des établissements destinés aux revenus moyens, former le personnel, sensibiliser les agences de voyage, créer des écoles hôtelières. Tout reste à faire, mais le potentiel est là. Nous y parviendrons, pas à pas !

Quel message souhaiteriez-vous adresser à la classe politique française, par l’intermédiaire du Journal du Parlement ?

L ’ Ukraine est un pays démocratique, ouvert et pacifique. Maintenant, nous sommes confrontés à des défis énormes : nous défendons notre liberté contre l’agression russe et en même temps, nous transformons en profondeur notre société et notre économie selon les standards européens. C’est une épreuve !
À nous de la surmonter, mais pour réussir, nous avons besoin de la solidarité et de l’appui de l’Europe et de la France. L’Ukraine forte et prospère sera un partenaire sûr pour la France et l’Europe stable et unie.

Propos recueillis par
Pauline Wirth du Verger

S.E.M. Oleg Shamshur

Ambassadeur d’Ukraine en France
Délégué permanent de l’Ukraine auprès de L’Unesco