Monsieur le Président, la Rada est-elle en mesure, à l’heure actuelle, de poursuivre ses travaux et, si oui, de quelle manière ? Comment les délibérations de l’Assemblée se tiennent-elles ?
Depuis le 24 février, la Rada n’a jamais cessé ses travaux et se réunit toujours à Kiev. Nous avons conduit 12 sessions parlementaires et adopté pas moins de 160 lois. Cependant, comme vous pouvez aisément l’imaginer, nous avons dû opérer un certain nombre de changements…
En effet, après la réunion du Conseil de Défense et de Sécurité nationale, j’ai convoqué le Parlement à 7 heures du matin pour adopter la Loi martiale.
La deuxième décision qui a été prise concerne le fonctionnement du Parlement en tant que tel. Mes deux adjoints et moi avons été mandatés pour décider de l’endroit et de l’heure de chaque séance et de leur modus operandi. Aussi, nous avons convenu tous trois que nous ne devions jamais nous trouver dans un même lieu, de telle sorte qu’en cas de liquidation de l’un d’entre nous, les autres puissent rester opérationnels. Mes adjoints avaient, en outre, un plan pré-établi s’il était nécessaire, le cas échéant, d’élire un nouveau Président.
Par ailleurs, si les locaux du Parlement venaient à être bombardés, nous avons prévu deux lieux dans Kiev et deux autres en dehors de la ville pour réunir les Députés. Et pour échanger, nous avons mis en place une connexion satellite avec les Chefs des Groupes parlementaires, afin de s’informer sur le lieu des séances.
Toutefois, malgré ces diverses mesures et précautions, nous avons pu, in fine, faire notre travail presque « normalement » et à un rythme soutenu. En revanche, la seule chose qui diffère véritablement et qui a sans doute marqué les esprits, est le fait que la plupart des élus porte l’uniforme. Je les observais pendant les votes et je les voyais regarder en permanence le plafond de la coupole du Parlement, se demandant si un bombardement allait ou non se produire…
Un autre changement, majeur celui-ci, est apparu : tous, avons convenu, avec les Dirigeants des Groupes parlementaires, de passer outre les clivages politiques pour oeuvrer à un seul et même objectif : l’unité. Et pour y parvenir, nous faisons en sorte de débattre largement au préalable, afin d’être certains d’obtenir un consensus lors du vote. Et, dans l’ensemble, cela a fonctionné !
Comment, au cours de cette période, vos relations se sont-elles traduites avec les Groupes interparlementaires d’amitiés ?
La diplomatie parlementaire occupe une place centrale dans le contexte actuel… Nous avons en effet ressenti un regain d’intérêt pour notre pays et son peuple. En pratique, je mène tous les jours des entretiens avec les Présidents des Parlements du monde entier. Jusqu’à présent, une vingtaine m’ont rejoint sur place. Ils tenaient à constater de leurs propres yeux les dégâts, en particulier depuis que les Russes ont quitté Boutcha, Irpin et Borodianka.
Et aujourd’hui, comme vous le savez, je rencontre le Président du Sénat français… J’espère que dans le prolongement, une Délégation parlementaire se rendra, là aussi en Ukraine. Mais disons que globalement le fonctionnement des Groupes inter-parlementaires d’amitié internationaux est un formidable vecteur d’information et de diffusion de nos demandes.
Ne pensez-vous pas que chacun des Groupes d’amitiés parlementaires avec votre pays devrait, par exemple, faire voter, dans chacune des Assemblées, une même motion pour réclamer un cessez-le-feu avec la Russie ? Le symbole ne serait-il pas extrêmement fort ?
Je vous remercie vivement pour cette idée que je trouve vraiment extraordinaire et dès mon retour, je ne manquerai pas de convoquer les différents Présidents des Groupes d’amitié au sein de notre Parlement pour évoquer, avec eux, la mise en oeuvre d’une telle mesure…
Je dois vous avouer que c’est la première fois que je mène une tournée européenne et la mise en place de cet agenda international n’a pas été une mince affaire ! Effectivement, il est très douloureux pour moi de rester éloigné de mon pays, tandis que mon esprit est hanté par les événements actuels.
Quant à mes confrères, nombre d’entre eux aujourd’hui ont pris les armes pour rejoindre les Forces combattantes. 5 Députés font désormais partie de l’Armée. Tous les autres restent très actifs sur le terrain. Ils participent pleinement à l’organisation des convois humanitaires et apportent leur aide à ceux qui ont tout perdu. Ainsi, vous l’aurez compris, nous sommes tous très engagés !
« Si on tombe, vous tombez », c’était le message qui accompagnait la vidéo fictive de Paris sous les bombes, envoyée par la Rada… Comment jugez- vous cette vidéo aujourd’hui ? Quel en a été le véritable impact à vos yeux ?
Je souhaite que tous les Parlementaires et plus largement, tous les politiques comprennent, aujourd’hui, qu’il est temps d’ouvrir grands les yeux. Ils doivent réaliser qu’il y a la guerre en Europe ! La Russie est arrivée à cette guerre par un chemin de traverse… Cela a débuté par une « attaque d’information », avec une propagande particulièrement bien huilée. Puis, cela se poursuit avec plusieurs approches hybrides. Et ce n’est qu’après que la vraie guerre commence. L’Ukraine est l’étape numéro 3 de son plan.
Mais, amis européens, vous êtes la prochaine étape ! Il s’agit donc d’un danger partagé ! C’est l’Ukraine, qui, actuellement, est en première ligne. C’est l’Ukraine qui, en réalité, défend tout l’espace européen. C’est l’Ukraine qui, aujourd’hui, en paie le prix en perdant ses enfants. Et cela ne fait que décaler l’heure où Poutine ira jusqu’à vous, mais cela ne décale en rien le résultat. Cette vidéo avait pour seul but de réveiller les consciences. Européens, la guerre est à votre porte !
Selon vous, quel a été l’élément déclencheur pour que la Russie attaque votre pays le 24 février, il y a un peu plus de 100 jours… ? Pourquoi ce jour-là ?
Pourquoi cette date ? Difficile en effet de l’expliquer… Toutefois, je reste persuadé qu’il ne l’a pas choisie par hasard. Le 24 février correspond, jour pour jour, à un délai de 6 mois avant la fête nationale de l’Ukraine, le 24 août. C’est certes une impression subjective et personnelle, mais connaissant les intérêts du Président Poutine qui se nourrit des théories complotistes et conspiratrices, il voulait une date parallèle qui, selon lui, conduirait à anéantir pour toujours la fête de l’indépendance de l’Ukraine. Il espérait sans doute une victoire au bout de 6 mois qui tairait définitivement les commémorations du 24 août remplacées alors… par le 24 février !
Qu’attendez-vous principalement de votre rencontre avec le Président Larcher ? Et quels sont les objectifs de votre tournée européenne ?
J’ai commencé ma tournée européenne par l’Allemagne, où j’ai eu l’occasion de rencontrer la Présidente du Bundestag, ainsi que l’ensemble des Chefs de Groupes parlementaires. J’ai également pu échanger avec le Comité des Affaires internationales et le Comité des Affaires européennes. Ces échanges et ce dialogue inter-parlementaire étaient, à mon sens, essentiels et j’ai pu prendre la mesure du soutien envers notre pays. Mais vous vous doutez bien sûr, que si j’ai entrepris ce long voyage, c’est que mes intentions sont très franches. Je tenais en effet à remercier tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, soutiennent l’Ukraine dans sa voie
européenne et je reste à la disposition de ceux qui auraient encore des doutes quant à notre intégration pour répondre à leurs questions. Nous nous trouvons aujourd’hui à un véritable croisement : soit les Ukrainiens se verront récompensés de leurs efforts et accèderont à l’adhésion, soit le message contraire sera adressé. Donc si l’Ukraine obtient un non, c’est Poutine qui, de son côté obtiendra un oui…
Il paraît peut probable, in fine, que vous obteniez un « non ». Mais le « oui » nécessite, comme vous le savez, un certain délai…
L’Ukraine n’attend aucun traitement de faveur. Nous sommes prêts à emprunter le chemin de l’adhésion avec dignité et nous sommes prêts à parcourir la totalité du chemin. En revanche, nous souhaitons obtenir une feuille de route claire et précise. Cela dit, cette route vers l’intégration européenne n’est pas tracée avec des rails. Il s’agit pour moi d’une compétition sportive. C’est une course où chacun prend sa propre allure. Le plus rapide arrive le premier.
Vous avez déclaré : « Nous avons des lignes rouges : nous n’abandonnerons aucun de nos territoires, que ce soit le Donbass ou la Crimée ». Quelle marge de manœuvre peut-il y avoir dans ce cas pour une négociation ? Rien au niveau territorial ?
La Crimée est à l’Ukraine ce que la Bourgogne, la Champagne, la Provence ou la Normandie est à la France. C’est une partie intégrante de notre pays. Si jamais on concède ne serait-ce qu’une partie de notre territoire, cela ne ferait qu’augmenter les appétits de l’agresseur ! Au surplus, le message qui serait alors adressé donnerait l’impression qu’il est possible de briser les règles internationales, en le justifiant par sa propre lecture historique. Cela permettrait de faire ce que l’on veut n’importe où dans le monde.
Bien sûr… mais reste-t-il des marges de négociations possibles ?
Il y a toujours de la place pour des négociations ! Mais il faut aussi comprendre qu’avec chaque Bohdanivka, chaque Vorzel, chaque Hostomel, chaque Boutcha, chaque Irpin, le corridor de négociation devient de plus en plus étroit…
Quel rôle souhaitez-vous que la France, qui préside l’UE, joue, concrètement, dans ce contexte ?
La France a un rôle historique unique. Et c’est précisément sous la Présidence de la France qu’une décision historique peut être prise. Une décision qui va entériner la paix. Cette décision est formulée de manière extrêmement simple : l’Ukraine, candidat à l’adhésion de l’Union européenne. C’est la question qui se pose à la France. Votre pays est-il prêt à assumer ce rôle ? Mais si j’ai bien compris les déclarations du Ministre des Affaires étrangères, la France est prête à le faire. Cette décision serait la meilleure illustration de la formule d’Alexandre Dumas : « un pour tous et tous pour un ! ».
La centrale de Zaporijia est entre les mains de Russes. Celle de Pivdenno-Ukraïnska, dans la région de Mykolaïv a été survolée par un missile à un niveau critique… Où en êtes-vous aujourd’hui en matière de sécurité nucléaire ? Souhaitez-vous faire venir des casques bleus comme l’évoquait votre Président ?
Votre question est la meilleure réponse à une autre question : peut-on avoir des arrangements avec la Russie ? Un pays qui ne respecte aucune des règles imposées par le droit international dans la conduite d’une guerre, un pays qui est prêt à exposer le monde entier au risque nucléaire, le tout pour satisfaire une seule personne, est un pays qui doit se rendre compte que le monde entier ne peut pas et ne doit pas accepter cela.
Quel message souhaiteriez vous adresser par l’entremise du Journal du Parlement, en tant que Président de l’Assemblée Nationale de la République d’Ukraine, à la classe politique française et européenne ?
C’est une question difficile… Comment synthétiser ma pensée en une seule phrase ? Je vais, là aussi, me cacher derrière une citation de l’écrivain tchèque, Julius Fučík qui a dit : « ne crains pas les amis, car la pire chose qu’ils peuvent faire, c’est te trahir. Ne crains pas les ennemis, car la pire chose qu’ils puissent faire, c’est te tuer. Crains ceux qui s’en foutent, parce que c’est avec leur accord silencieux que tous les assassinats et toutes les trahisons se font ». Alors, je m’adresse aux Parlementaires pour leur demander de ne pas s’en foutre… Soyez avec l’Ukraine !
Propos recueillis par Olivier de Tilière et Pauline Wirth du Verger
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