Hélène Conway-Mouret
Ancienne Ministre et Vice-présidente du Sénat
Sénatrice des Français établis hors de France
Secrétaire de la Commission des Affaires étrangères,
de la Défense et des Forces armées

L’Europe du partage des cultures

Des Balkans à l’Europe de l’Ouest, de l’Europe du Nord à l’Europe latine, des cultures anglo-saxonne et germanique aux traditions régionales du Pays basque, de l’Écosse, de la Sicile, de l’Istrie ou de la Moravie, l’Europe est une mosaïque de cultures. Cette diversité est même consubstantielle à son identité.

Les Européens forment cependant, malgré cela, une réalité indivise pour reprendre l’expression de Julien Benda, en ceci qu’ils ont partagé les mêmes situations, vécu les mêmes événements. Ceci constitue un passé commun dont ils ont la possibilité d’avoir une mémoire et cette aventure partagée les amène naturellement à appartenir à une même communauté culturelle. Assez curieusement me semble-t-il, les Européens feignent toutefois de l’ignorer comme s’ils n’avaient pas le sentiment que ce passé leur ait fabriqué un tronc culturel commun.

Et pourtant, un Anglais ou un Français peut lire Dostoïevski ou Yeats ou Whitman réminiscence de mon identité irlandaise sans avoir fait d’études supérieures pour le comprendre. La différence des langues ne fait ici qu’habiller des corps semblables. L’Europe est ainsi une singularité des pluriels et ces pluriels témoignent de sa singularité.

Cet héritage commun est celui d’une longue construction qui a infusé toutes les cultures sur le continent. Je pense à l’idée humaniste dont on trouve les racines dans l’Antiquité. L’Europe est en effet née de la culture platonicienne de la recherche de la vérité, qui deviendra celle de l’idéal du progrès et de la science. C’est-à-dire de l’universalisme humaniste et des Lumières qui, qu’on le veuille ou non, est au fondement de notre culture européenne commune. Et si des Anglais de culture européenne ont pu donner la première déclaration des droits à l’Amérique, c’est parce qu’ils s’étaient avant cela doté du Bill of Rights et qu’ils se référaient au discours évangélique de Saint Thomas d’Aquin qui, lui-même, s’inspirait du mythe d’Antigone !

La philosophie européenne est bien la mère d’un esprit d’invention et de perfectionnement qui a donné à l’Europe les philosophes, chercheurs et artistes sur l’héritage desquels nous vivons aujourd’hui.

L’Europe de la culture est donc un idéal qui se transcrit pas à pas dans la réalité. Il est l’âme humaniste, auquel nous, Européens, sommes viscéralement attachés. Habermas, dans son ouvrage Droit et démocratie ainsi que dans son essai sur La Constitution de l’Europe donne une conception de la citoyenneté et de l’identité culturelle qui s’inscrit dans cette vision politique. Appliquée à l’Europe, la conception d’Habermas concilie l’identité européenne en tant qu’idéal universel inscrit dans le droit avec la diversité des identités culturelles du Continent. Le sentiment d’appartenance à l’Europe est ainsi tout à fait compatible avec le fait de se sentir Français, Croate ou Irlandais. Les identités sont fluides et un citoyen européen est enrichi culturellement de cette philosophie ; elle lui donne une ouverture sur le Monde. La citoyenneté européenne permet à chacun de partager sa culture et aux valeurs humanistes et démocratiques d’exister. En un mot, l’Europe est une démocratie culturelle qui fait de la diversité culturelle une réalité partagée au nom de nos valeurs communes. Je m’accorde sur cette définition de l’Europe de la culture parce qu’elle est aussi le produit du « travail des mémoires », comme le disait Ricœur.

Les premiers acteurs de l’Europe de la culture sont autant les États-membres de l’Union, qui mettent en place des politiques culturelles et des réseaux de diplomatie culturelle que les citoyens eux-mêmes, qui vont à la rencontre de cultures qui leur sont étrangères. Ces acteurs font prospérer leurs cultures respectives en les partageant.

Les 834 Alliances françaises et les 96 Instituts français constituent ici un formidable réseau de rayonnement culturel. Ils constituent autant de points de rencontre et de partage entre les cultures, d’activités artistiques, universitaires et linguistiques. Parties intégrantes de l’Europe de la culture, ils sont des lieux d’apprentissage du français et de rencontre de Français pour les étrangers, des lieux de liberté de parole et d’expositions artistiques, des lieux où des colloques et des conférences sont organisés, des lieux où les associations d’expatriés ou simplement liées à la culture française organisent des événements. L’Institut franco-allemand, la Maison du Danemark, les Instituts Cervantes, hongrois ou Goethe s’inscrivent dans cette même dynamique interculturelle européenne.

Cependant, nous prenons du retard sur nos voisins européens et les budgets alloués ont baissé drastiquement ces dernières décennies. Au Sénat, je soutiens notre réseau de diplomatie culturelle et j’ai porté plusieurs amendements pour en revaloriser le budget. J’ai alerté le Ministère des Affaires étrangères face à chaque fermeture ou réduction des effectifs. À chacun de ces événements, c’est la France qui disparaît, de façon non seulement physique, mais aussi hautement symbolique. C’est, en outre, l’Europe de la culture qui est fragilisée, car elle perd des lieux de vie et de partage.

La plus grande réussite de l’Europe de la culture est sans doute l’espace Schengen. La libre circulation des Européens facilite les échanges culturels, car les meilleurs représentants de l’Europe de la culture sont les citoyens qui quittent leur pays d’origine.

De même, les Français de l’étranger établis en Europe vivent le rêve européen. Ils déménagent, étudient, postulent aux emplois dans le pays où ils résident sans autorisation de travail, parfois se marient et fondent une famille binationale, participent aux activités de la diaspora et les partagent avec leurs nouvelles rencontres européennes.  Ils adoptent une autre culture et partagent la leur. Une fois de retour en France, ils deviennent à leur tour des représentants de la culture du pays européen où ils ont vécu.

J’ai le souvenir, sans jamais l’avoir vu, que l’on m’ait un jour dit que l’église Saint-Léger de Cognac abritait un vitrail, « don de la famille Monnet ». Je ne sais si c’est vrai, mais le symbole est heureux de la part de l’inspirateur. Un vitrail, c’est en effet une forme de mosaïque. Un assemblage qui ne prend sa forme et sa vérité qu’avec un pas en arrière, voire un pas de côté. L’Europe de la culture, c’est cela. Un être historique qui impose parfois que l’on s’en éloigne pour en voir la cohérence et la force.

Hélène Conway-Mouret