Laurent Wirth
Historien
Inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale
et Doyen du Groupe Histoire-Géographie

Quel a été l’élément déclencheur qui vous a conduit à écrire cet ouvrage consacré à la résurgence plus ou moins consciente de ces 5 événements-monde ?…

En réalité, il n’y a pas eu un, mais bien trois éléments déclencheurs…

J’ai été frappé, tout d’abord, par la référence à la Commune, inscrite au dos de certains Gilets jaunes et, je dois vous avouer que j’ai été particulièrement choqué, au cours de l’émission, La Grande librairie, lorsque deux écrivains ont osé faire la comparaison avec la répression des manifestations lors de la « Semaine sanglante ».

Ensuite, j’ai été saisi par le fait que la pandémie de la Covid-19 ait fait resurgir le spectre de la grippe espagnole dans l’opinion publique.

Enfin, j’ai été marqué par la manière avec laquelle les médias anglo-saxons en particulier, mais pas seulement, ont dressé un parallèle entre l’invasion du Capitole par les Trumpistes, le 6 janvier 2021 et la prise de Washington par les troupes anglaise en 1814, avec l’incendie de ses bâtiments publics, dont le Capitole.

Fort de ses trois éclairages, l’idée d’écrire un ouvrage consacré aux résurgences de l’Histoire et à leur écho dans notre monde actuel, s’est rapidement imposée à moi.

Et concernant les deux autres exemples que vous avez choisis…

« L’année sans été » de 1816, après l’éruption du volcan Tambora, d’une part – en lien avec les gigantesques incendies de 2019-2020, en Californie, en Australie et en Sibérie – et, d’autre part, en 2015, la photo qui a ébranlé le monde entier, du corps de cet enfant syrien, Aylan Kurdi, gisant sur une plage turque – mise en perspective avec l’année 1921 et la création d’un Haut-commissariat aux réfugiés dirigé par le Norvégien Fridjof Nansen – sont apparus, là aussi, comme une évidence, à l’heure où les deux questions – celle du réchauffement climatique et des mouvements migratoires – occupent véritablement le devant de la scène.

Mais, in fine, l’objet de ces 5 exemples, singuliers, consistait, précisément, à apporter des pistes de réflexion, tout à la fois différentes et complémentaires, pour « dire » l’Histoire…

Vous avez sélectionné 5 événements en particulier, mais aurait-il pu y avoir des dizaines d’autres exemples aussi éclairants ?

Bien sûr ! D’autres événements facteurs de résurgence auraient pu être évoqués, à l’instar de Mai 68, faisant resurgir le souvenir de 1848. Ne parlait-on pas des « soixante-huitards », à l’image des « quarante-huitards » ? De même, les événements de Mai ont également ravivé le souvenir de la Commune et furent en quelque sorte son «chant du cygne», comme je le souligne, d’ailleurs, dans le livre. Cependant Mai 68 est déjà loin de nous et je souhaitais privilégier, comme postulat de départ, des événements plus proches.

C’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas choisi non plus le 10 mai 1981 comme un écho à la victoire du Front populaire, ni la guerre, autour de Sarajevo, de 1992 à 1995, qui, de toute évidence, nous renvoie au fait que ce siècle avait commencé, tragiquement, dans cette même ville, avec, on le sait, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, mettant le feu aux poudres en 1914.

Mais globalement, pléthore d’autres exemples encore auraient pu, eux aussi, être mis en lumière. Il suffit pour s’en convaincre de se remémorer l’évacuation en catastrophe de Kaboul par les Américains en août 2021, qui n’était pas sans rappeler celle de Saïgon, en avril 1975, orchestrée dans la panique générale ou encore, l’invasion de Poutine, déclenchée le 24 février 2022, un conflit de « haute intensité », avec son cortège d’images, dantesques – de villes entièrement rasées, d’exode massif de réfugiés et de crimes de guerre – qui, de facto, a fait remonter les sombres souvenirs du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Mais à dire vrai, le livre était déjà sous presse et il était donc trop tard pour ajouter un chapitre comme je l’aurais souhaité, même si j’ai pu cependant annexer un post-scriptum à ce sujet.

Toujours est-il que ces exemples qui, brusquement, font irruption, offrent surtout matière au propos de l’ouvrage, l’idée étant que les événements, d’hier à aujourd’hui, entrent en résonance de façon plus ou moins consciente avec nous, comme si passé et présent étaient tricotés ensemble. Ils apportent un éclairage sur la nature de notre rapport avec le temps – un rapport étroit et complexe -, sur ce « plasma » dans lequel baigne l’intelligibilité historique, pour paraphraser l’historien Marc Bloch.

Dès lors, quel est, selon vous, le rôle et la place de l’Historien au coeur de la société contemporaine ?

Le rôle de l’historien est – absolument – essentiel… En effet, l’Histoire est le meilleur rempart contre les manipulations, au premier rang desquelles, Poutine et la propagande russe, si l’on se réfère à un exemple actuel de distorsion des faits. Un exemple pour le moins glaçant, qui, en l’occurence, incarne ici une inversion de la réalité mise en œuvre pour légitimer la première guerre du XXIème siècle sur le continent européen : l’agresseur serait l’Ukraine, poussée par l’Occident et l’OTAN. Les crimes de guerre quant à eux seraient le fait des seuls Ukrainiens et la guerre, le prolongement de la « Grande Guerre patriotique » contre les nazis.
Je vous invite d’ailleurs à lire le texte de Nicolas Werth, intitulé « Poutine historien en chef », qui vient tout juste d’être publié, chez Gallimard, dans la Collection « Tracts », où il dénonce, notamment, cette « extraordinaire falsification de l’histoire », qui s’inscrit dans le grand récit national, construit au cours des vingt dernières années par Vladimir Poutine et exaltant la grandeur d’une « Russie éternelle » face à un Occident agressif et décadent.

  • par la négation d’une évidence historique, comme celle du génocide des Juifs par des groupes négationnistes ou de celui des Arméniens par l’État turc;
  • ou bien par la falsification et l’utilisation de faux documents, avec le fameux protocole des sages de Sion et par l’inversion des faits, avec le massacre des officiers polonais à Katyn;
  • mais aussi par la fixation sur des exactions, pour faire oublier les siennes, à l’instar des Serbes pendant les guerres civiles dans l’ex-Yougoslavie, braquant le projecteur sur les atrocités commises par les Oustachis croates lors de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’eux-mêmes pratiquaient une épuration ethnique;
  • ou également par l’omission, avec, par exemple, les manuels scolaires
    japonais qui gomment des massacres comme celui de Nankin en 1937;
  • ou encore, par la répétition paresseuse d’un lieu commun, à l’image des anciens combattants français présentés comme étant des fascistes pendant l’entre-deux-guerres, alors que leurs associations les plus importantes étaient républicaines, comme l’a bien montré l’historien Antoine Prost.

Dans le prolongement, vous dénoncez les mémoires affectives, les amnésies collectives, les théories complotistes ou encore l’instrumentalisation de l’histoire par l’extrême droite et l’extrême gauche… Mais les dérives liées à la question mémorielle – omniprésente dans la société actuelle – sont-elles en réalité un phénomène marginal ou bien une problématique à part entière ?

Si ces manipulations sont systématiques dans les États totalitaires et les dictatures, les démocraties peuvent, elles aussi, y être exposées… Il suffit de se tourner vers Suzanne Citron et Christian Amalvi qui ont bien étudié comment le « roman national », célébrant les grandes heures et les gloires françaises, fut le fondement de l’enseignement de l’Histoire à l’école primaire de la Troisième République et dont certains ont aujourd’hui la nostalgie.

Elles peuvent concerner aussi bien l’Histoire savante, en entravant la recherche, que l’Histoire scolaire, en orientant les programmes et les manuels. Toutefois, les manipulations les plus grossières, jusqu’à la censure, voire la persécution, sont le fait des régimes autoritaires. L’interdiction de l’ONG Mémorial en décembre 2021 et les poursuites contre ses dirigeants dans la Russie de Poutine en sont la récente illustration.

Aussi, pour répondre à votre question, les dérives liées à la question mémorielle, loin d’être marginales, sont de plus en plus invasives, dans un contexte de démultiplication exponentielle des caisses de résonance, avec l’explosion du numérique, d’Internet et des réseaux sociaux. Et la diffusion des théories complotistes, des rumeurs non vérifiées, des accusations péremptoires sont autant de symptômes préoccupants d’une très grave maladie…

Là aussi, face à ces manipulations, l’historien n’a-t-il pas un rôle à jouer ?

Tout à fait ! L’historien a un rôle fondamental à jouer, au sens où sa démarche est une « procédure de vérité », pour reprendre l’expression du philosophe Karl Popper. Il travaille sur des sources avec toute la distance, les vérifications et les croisements nécessaires et, en cela, sa déontologie se rapproche de celle du journaliste. La différence tient au fait que l’historien doit citer explicitement ses sources pour être crédible et audible, tandis que le journaliste peut, pour sa part, les protéger, voire les taire.

Mais alors quel est, également, le rôle de l’Histoire ?

L’Histoire est une reconstruction du passé tel qu’il fut et non tel que l’on aurait voulu qu’il soit. À la différence des mémoires, plurielles, sélectives et affectives, que vous évoquiez, elle s’efforce de le retrouver dans toute sa complexité.

Comment se traduit, précisément, le positionnement des historiens sur les questions mémorielles ?

Paul Ricoeur indiquait que l’Histoire peut aider à réconcilier les mémoires
blessées et aveugles au malheur des autres. C’est pourquoi, plutôt que de devoir de mémoire, les historiens préfèrent employer les termes de « devoir d’histoire » et de « droit à la mémoire », car ainsi que l’écrivait Pierre Nora, « l’Histoire rassemble, la mémoire divise »…

Pascal Ory écrit : « l’objet de l’Histoire, ce n’est pas le passé, mais le
temps
»…
Quel est ce rapport au temps de l’historien, ce rapport à la vérité qui, dites-vous, n’est pas dans le ressenti ou le « présentisme »?

Les sociétés n’ont pas toujours entretenu le même rapport avec le temps… L’historien François Hartog s’est attaché à montrer la succession de ce qu’il appelle les différents régimes d’historicité…
Le premier, un ancien régime d’historicité où le passé éclairait l’avenir; le second, avec la Révolution de 1789, où le temps s’accélère et la leçon vient du futur; le troisième, est celui que nous vivons aujourd’hui, un régime d’historicité que François Hartog qualifie de « présentisme », où le présent, omniprésent, écrase, annexe et instrumentalise le passé.

Les vrais historiens, ceux qui respectent cette procédure de vérité qu’est l’Histoire, sont conscients du danger, mais ont du mal à faire entendre leurs voix face à ces caisses de résonance que j’évoquais et, dans les régimes autoritaires, face à un pouvoir qui utilise de la pseudo-histoire comme instrument de propagande.

Vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages… Y-a-t-il un lien, un fil rouge qui les relie les uns aux autres, comme s’ils étaient traversés, eux-aussi, par le « fleuve temps » ?

S’il y a un fil rouge dans les livres que j’ai écrits, c’est certainement celui de l’histoire complexe de nos sociétés européennes…
Dans mon livre « À larmes égales », je me suis penché sur les archives de ma propre famille, qui est emblématique des déchirements de l’Europe : mes deux grands-pères, Joseph Wirth, Alsacien (donc Allemand en 1914) et Albert Gineste, un Auvergnat, se sont battus dans des Armées ennemies pendant la Première Guerre mondiale et leurs régiments se sont retrouvés face à face, à Rambervilliers, dans les Vosges, en septembre 1914. Ces deux moitiés de moi-même étaient donc en-vis-à-vis dans ce grand choc des nations européennes, qui fut précédé de tant d’autres déchirements, de l’atroce guerre de Trente ans aux guerres napoléoniennes, en passant par celles de Louis XIV et toutes les autres. Cependant, les fils respectifs de Joseph et d’Albert, Pierre Wirth, mon père et Jacques Gineste, mon oncle maternel, se sont battus côte-à-côte contre les nazis.
Cette micro-histoire familiale, entre division et union, s’inscrit dans la grande histoire européenne, elle-même tiraillée entre division et union.

Aussi, les plaies séculaires de l’Europe, m’ont conduit à me pencher, dans « Le destin de Babel », sur cette histoire, partagée depuis ses origines entre un principe de division et un principe d’union.

Les événements-monde auxquels la France et l’Europe doivent actuellement faire face (crise démocratique, changement climatique, pandémie, flux migratoires), m’ont naturellement incité à étudier le rapport que nos sociétés entretiennent avec l’espace et le temps dans « La madeleine et le papillon » : la madeleine – ce tête à tête entre le passé et le présent – , cet « édifice immense du souvenir » et l’effet papillon, qui s’inscrit dans un contexte de mondialisation.

Le retour de la guerre en Europe, avec la tragédie ukrainienne, interroge une nouvelle fois sur un sujet qui, vous le savez sans doute, me tient solidement à cœur : l’unité d’une Europe qui dessine un espace de paix et de démocratie. Pourquoi le spectre de la guerre surgit-il de nouveau sur un continent où nous pensions ne jamais plus le voir réapparaître ? Comme beaucoup d’Européens, ce spectre me hante et sa réapparition me sidère…

Souhaitez-vous adresser un message à la classe politique française et européenne par l’intermédiaire du Journal du Parlement ?

Le message que je souhaite transmettre à la classe politique française et européenne est le suivant : liberté pour l’histoire ! C’était le titre d’une pétition lancée en 2005 par des historiens, en réaction à la multiplication des lois mémorielles. Je le dis et le répète : il est important que les historiens puissent travailler le plus librement possible !
Aussi, l’idéal européen est – fondamentalement – démocratique et, pour incarner cet idéal, il est crucial de regarder notre passé en face. Ne nous abaissons pas à cette perversité intrinsèque des régimes autoritaires – mais qui, on l’a souligné, existe aussi à travers certains groupes au coeur de nos sociétés – qu’est la manipulation de l’Histoire et de la mémoire car, ainsi que le disait René Rémond : « C’est un trait des régimes totalitaires que de s’arroger le droit de tordre l’Histoire à leur avantage et d’exercer un contrôle sur ceux dont c’est le métier d’établir la vérité en histoire. Rien n’est plus banal que l’instrumentalisation du passé ». Alors, soyons… exigeants !

Propos recueillis par
Suzanne Montigny