Colline Faure-Poirée : C’est simplement l’âme de l’oeuvre qui parle…





Editrice incontournable chez Gallimard, Colline Faure-Poirée, joue un rôle clé dans le paysage littéraire contemporain. Forte d’une expertise reconnue, elle accompagne avec exigence et sensibilité auteurs confirmés et nouvelles voix, contribuant à enrichir le catalogue de la prestigieuse maison d’édition. Passionnée par les textes audacieux et les plumes singulières, elle révèle des œuvres remarquables, guidée par un profond respect de la littérature et une vision éditoriale exigeante.
Dans son bureau parisien, dont la fenêtre s’ouvre sur une rue étroite du 7ᵉ arrondissement de Paris, les livres sont partout. Empilés, éparpillés, ouverts sur des pages marquantes. Par réflexe, elle se lève, les ramasse et les dispose avec soin sur la table. C’est toute sa vie : ses collections qu’elle a créées, ses univers qu’elle a façonnés. Le Petit Émile, Les Petites Bêtes, Mine de Rien, TroTro, le théâtre d’Ombre et de Lumière, ou encore Haute-Enfance.
Elle ouvre un livre, au hasard. Les personnages surgissent. Ils jouent. Ils rient. ils pleurent. Ils ont une sensibilité. Une poésie. Ils sont petits ou grands, drôles ou mélancoliques, magiques ou réalistes. Tous racontent des histoires, pour les enfants comme pour ces adultes qui ont su, envers et contre tout, garder une âme d’enfant. Car, pour Colline Fort-Poiré, qui a travaillé avec les plus grands auteurs, illustrateurs et dessinateurs en trente-cinq ans de carrière, c’est cela qui compte.
C’est cela et aussi… le hasard.
Celui qui l’a menée, elle, étudiante en lettres classiques et en linguistique à Aix-en-Provence, jusqu’aux prestigieux ateliers de Delpire.
Elle se souvient en souriant : « Je venais d’arriver à Paris avec mon mari. Nous avons eu un accident boulevard Montparnasse. Mon mari, qui faisait alors son stage chez Delpire, est arrivé en retard et s’est excusé : « Désolé, j’ai eu un accident avec ma femme, qui est venue à Paris pour faire sa maîtrise en lettres. » Delpire l’a regardé et lui a répondu : « J’ai justement besoin de quelqu’un pour écrire. Qu’elle vienne essayer. » »
Ainsi commence une grande carrière. D’abord rédactrice et conceptrice chez Delpire, elle plonge dans un monde où chaque projet est une aventure.
« Travailler avec ce grand illustrateur, reconnu de tous, c’était incroyable », confie-t-elle avec émotion. Au contact des photographes et des illustrateurs, elle affine son regard, s’essaie à l’écriture. Une expérience foisonnante qui lui servira plus tard chez Hachette, où elle crée sa première collection, Gobelune, au graphisme poétique et singulier.
Créer des univers littéraires
Après un passage chez Hatier, où elle lance la section de littérature générale et initie la collection Haute Enfance, Colline Fort-Poirée rejoint Gallimard, où elle va déployer toute sa vision éditoriale. Son approche est très personnelle, inspirée par ses propres souvenirs : d’un côté, un palais princier à Monaco où, petite fille, elle jouait au cache-cache dans la salle du trône ; de l’autre, un village sauvage et pittoresque dans les Gorges du Verdon, où, adolescente, la lecture l’emportait loin du réel. Ce monde de l’enfance hors du commun l’inspire.
« Publier, c’est aussi retrouver, dans le temps, soi-même et les auteurs que l’on aime », dit-elle.
Parmi ceux qu’elle fait découvrir en France, Jun’ichirō Tanizaki, Paul Fournel, Olivier Remaud, Chantal Thomas, mais aussi Angelo Visconti. Ce dernier est d’ailleurs à l’origine de la première traduction mondiale parue dans Haute Enfance : une autobiographie du jeune Visconti écrite dans les années 1930, qui préfigure déjà l’esthétique lyrique et opulente du futur cinéaste.
Plus récemment, elle publie l’émouvante Autobiographie de Teddy d’Allen S. Weiss, où l’auteur, en retrouvant son ours en peluche caché depuis des décennies, replonge dans son passé et celui de ses parents, rescapés de la Shoah.
Mais tous les récits de la collection ne sont pas autobiographiques : « Pourvu qu’il y ait cette âme d’enfance », précise-t-elle.
L’âme plutôt que le marketing
C’est d’ailleurs cette âme qui la guide dans la création ses collections, dont certaines atteignent des millions d’exemplaires. Grâce à Antoine Gallimard qui lui accorde à la fois la confiance et la liberté, elle continue à les développer avec passion.
Ainsi est née, presque par hasard, la célèbre collection Mine de Rien, fruit d’une rencontre impromptue avec la psychanalyste Catherine Dolto lors d’un dîner entre amis.
« On a beaucoup ri ensemble. Et moi, je cherchais quelqu’un pour parler aux enfants de leur vie quotidienne, de leurs émotions. »
Le succès fut immense : plus de 60 titres, dont le bestseller Et si on parlait de la mort ?, abordant avec simplicité les questions que les enfants commencent à se poser très tôt.
Autre succès majeur : la collection Les Petites Bêtes d’Antoon Krings, qui a fêté ses 30 ans en 2024, rassemblant plus de 80 personnages. Benjamin le lutin, Théo le mulot, Ariel petit arc-en-ciel… Autant de figures attachantes qui enchantent les jeunes lecteurs.
Et pourtant, malgré ces succès, elle refuse de céder aux sirènes du marketing.
« Un jour, des amis éditeurs m’ont dit : « On a fait une réunion sur Les Petites Bêtes. On se demandait quelle était ta stratégie marketing. » J’ai ri : Il n’y a pas de marketing. C’est simplement l’âme de l’œuvre qui parle. »
L’exigence de l’édition jeunesse
Dans le monde contemporain, au-delà des choix trop commerciaux qui l’agacent – ces éditeurs qui n’ont jamais lu Voltaire, Rousseau ou Proust et qui veulent « faire du business » –, elle déplore une tendance croissante : celle des livres pour enfants conçus pour séduire les parents plutôt que les petits lecteurs eux-mêmes.
« En tant qu’éditeur jeunesse, vous êtes responsable de l’éducation. Les livres forment l’imaginaire, façonnent la manière dont on comprend le monde, ils construisent l’esprit. », considère-t-elle.
C’est ainsi qu’elle conçoit des biographies de Dumas, Hugo, Mozart pour adolescents, toujours avec une approche originale.
« Pour Dumas, on a choisi de commencer le récit avant sa naissance, en racontant sa première rencontre avec ses parents. »
Elle développe aussi une série sur l’art destinée aux adolescents pour les sensibiliser à la culture :
« L’idée, c’était de leur montrer que, près de chez eux, dans leur commune, dans leur ville, leur village il y a des musées, des œuvres incroyables à découvrir. »
Un autre projet qui lui tient particulièrement à cœur est de poursuivre le développement de la série Théâtre d’Ombre et de Lumière. Elle y a déjà revisité de grands contes, comme Cendrillon, Le Petit Chaperon Rouge et plusieurs récits d’Andersen, mais elle ne compte pas s’arrêter là. Après tout, le théâtre c’est sa véritable passion.
« Enfin, les cours de théâtre vont devenir obligatoires à l’école ! » s’enthousiasme-t-elle. Avec précaution, elle déploie une petite scène ornée de décors minutieusement découpés et de personnages en carton. À côté, un livret guide le jeune metteur en scène, tandis qu’une simple lampe de poche éclaire le spectacle. De quoi stimuler la créativité et l’imagination !
« Même nous, adultes, nous nous laissons emporter », ajoute-t-elle en riant. Et puis, c’est tout simplement beau.
Une vision intemporelle de l’édition
Il est vrai que dans un monde éditorial en perpétuelle mutation, où le concept même de beauté se déconstruit, Colline Fort-Poirée demeure une éditrice à part. L’une des rares éditeurs-artistes, fidèle à sa sensibilité, refusant de céder aux diktats de la mode ou aux impératifs financiers.
Elle se lève pour replier le Théâtre d’Ombre et de Lumière, glissant avec soin les petites figures dans leur enveloppe. Des déceptions, elle en a connues. Des tristesses aussi, nourries par cette imperceptible nostalgie d’un monde d’antan qui s’efface, qui se transforme.
Et pourtant, à travers ses collections, elle continue à façonner un univers littéraire unique, où la poésie, la transmission et l’émerveillement demeurent essentiels. Si ses livres touchent encore des générations de lecteurs, c’est sans doute parce qu’ils portent en eux une part d’intemporel : l’âme de l’enfance. Ce commencement enchanteur d’un long voyage…
Propos recueillis par
Marina Yaloyan