Notre Europe paraît vulnérable dans ce contexte géopolitique. Elle ne peut absolument pas se passer de la protection de l’OTAN, que Trump remet en cause, ce dernier ayant promis à Poutine avant l’élection de novembre, de lui livrer une Europe nue, car n’ayant toujours pas les moyens d’une véritable défense autonome.
Je déplorais déjà cette situation en 2021, en conclusion de mon livre Le destin de Babel. Une histoire européenne, une situation d’autant plus inquiétante que le tragique peut toujours resurgir, comme je l’exposais dans La madeleine et le papillon. Le retour de 5 événements-monde, au début de 2022, juste avant que Poutine ne lance son « opération militaire spéciale » ! Nous avons été frappés de sidération, à l’aube du 24 février, en découvrant que les troupes russes fonçaient sur Kyiv. Rares étaient ceux qui pensaient une telle attaque possible, malgré les alertes des Services secrets anglo-saxons.
Et pourtant, depuis son arrivée au pouvoir le maître du Kremlin n’avait cessé de faire la guerre, écrasant Grosny sous les bombes en 2000, attaquant la Géorgie en 2008, lançant les « petits hommes verts » à l’assaut de la Crimée et du Donbass en 2014, rasant Alep en Syrie en 2015, sans compter l’action de ses mercenaires dans le Sahel et en Libye.
À ces agressions, s’ajoutait une guerre de l’information en vue de déstabiliser l’Occident, utilisant des médias comme Russia Today et Sputnik et des « usines à trolls » pour diffuser des fake news, pour s’ingérer dans les élections, comme ce fut le cas aux États-Unis en 2016 et en France en 2017, pour y attiser des troubles, tels ceux des « gilets jaunes » et des groupes anti-vaccin au temps du Covid.
Malgré tout cela, les Occidentaux persistaient dans un déni et une inaction qui n’étaient pas sans rappeler l’attitude des démocraties dans les années trente. Le pacifisme ambiant et la politique d’appeasement avaient alors tétanisé les puissances européennes face aux coups de force d’Hitler.
Les gouvernants britanniques et français avaient poussé le déni jusqu’au bout lors de la Conférence de Munich, le 30 septembre 1938. Ils n’avaient ouvert les yeux qu’en mars 1939, lorsqu’Hitler lança ses troupes sur Prague puis annonça sa prochaine proie : Dantzig et son corridor. Mais il était trop tard !
On se rassurait tant bien que mal : la France avait gagné la « Grande guerre » avec son allié anglais, et l’hostilité entre l’URSS et l’Allemagne nazie garantissait une couverture à l’est. Mais la signature du « pacte des diables » (Roger Moorhouse) entre Hitler et Staline, le 23 août 1939, ouvrit toutes grandes les portes de l’enfer, frappant Français et Britanniques d’une stupeur, qui préludait à la sidération provoquée par la débâcle et l’exode en mai-juin 1940.
Cette sidération fut évidente, même si les manuels d’histoire ont parlé a posteriori d’une « marche vers la guerre », laissant entendre qu’elle était prévisible. C’est tout le problème du contraste entre la vision téléologique d’un événement et le ressenti de ses contemporains.
On peut aussi parler de sidération en août 1914. Le printemps précédent fut une période d’apparente détente, après les tensions qui avaient marqué les années précédentes, crises marocaines en 1905 et 1911 et guerres balkaniques en 1912 et 1913. En France, les élections législatives d’avril-mai 1914 donnèrent la majorité à la gauche opposée à la loi des 3 ans. L’attentat de Sarajevo, le 28 juin, ne retint guère l’attention et en juillet, les premières pages des journaux étaient encore consacrées au procès d’Henriette Caillaux.
En Grande-Bretagne, la presse s’intéressait avant tout au Home Rule, au risque de guerre civile en Irlande qu’il impliquait et aux revendications spectaculaires des suffragettes. Ce n’est qu’après l’ultimatum de l’Autriche-Hongrie à la Serbie, le 23 juillet que la tension monta brusquement et la sidération fut générale quand furent placardées, le 1er août, dans toutes les communes françaises, les affiches ordonnant la mobilisation générale. Jules Isaac a bien caractérisé ce ressenti en disant que « la guerre tomba sur le
monde comme une avalanche ».
La sidération du 24 février face à « l’impensable » (Une de Libération le 25 février 2022) nous a enfin fait sortir du déni. L’Union européenne a pris conscience de la nécessité d’aider l’Ukraine et d’assurer sa défense. Mais dans l’immédiat, on le sait, cette défense continuait à reposer essentiellement sur l’OTAN, à laquelle deux pays européens, de tradition neutraliste, la Suède et la Finlande, demandèrent leur adhésion. De toute évidence, l’Union est encore dépourvue aujourd’hui d’une industrie de guerre en ordre de marche et d’une véritable défense autonome. Cependant, on peut douter qu’elle puisse assurer seule la défense de l’Ukraine. On peut aussi s’inquiéter de la suite, si Poutine gagnait sa guerre. Quelle confiance lui accorder quand le dictateur déclare au journaliste trumpiste et complaisant, Tucker Carlson, qu’il se contenterait de ses gains ukrainiens. Hitler en son temps avait garanti à Chamberlain et Daladier que les Sudètes étaient sa dernière revendication.
Et le mensonge et le crime sont consubstantiels au régime poutinien, comme il le furent aux régimes nazi et soviétique naguère. Les récentes déclarations irresponsables de Trump sont un signal encourageant pour le maître du Kremlin, comme l’avait été le départ en catastrophe de Kaboul des troupes de l’Otan en août 2021.
Il est donc pour le moins navrant que le sort de l’Europe soit suspendu au résultat des élections américaines en novembre prochain, alors que les élections européennes vont avoir lieu en juin. Dès lors, on l’aura compris, il est urgent que les Européens construisent vraiment une défense commune, en espérant surtout qu’il ne soit pas trop tard et que le corridor de Suwalki ne soit pas un nouveau corridor de Dantzig.
L’Europe est fondée fort heureusement sur un idéal de paix, mais les menaces présentes nous rappellent la recommandation de Végèce en son temps : « Qui désire la paix se prépare à la guerre »…
Laurent Wirth
Doyen Honoraire du Groupe histoire
géographie de l’éducation nationale
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