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TOP DÉPART : En campagne !

Par Michel Rocard, Euro-député du Sud-Est, Ancien Ministre et Député.

Michel Rocard, Euro-député du Sud-Est, Ancien Ministre et Député.
Évidemment, la France est partie en campagne présidentielle dès le mois de janvier 2006. C’est probablement une catastrophe pour trois raisons.

Premièrement, c’est beaucoup trop tôt. La campagne officielle dure deux mois, ce qui est déjà très long pour maintenir une grande intensité d’attention sur les sujets du débat. Ajoutez à cela six semaines de délais administratifs : les candidats doivent être connus en février 2007. En outre, chacun sait que les candidats installés les premiers et longtemps à l’avance dans la position de gagnants possibles ont tous perdu. C’est déjà vrai pour Alain Poher, bien que dans son cas la campagne ait été courte. Mais c’est surtout vrai pour Jacques Chaban-Delmas et Édouard Balladur. Sachant cela, les candidats sérieux vont se réserver le plus longtemps possible, comme le candidat François Mitterrand avait pu et su le faire à mes dépens, mais je n’avais pas le choix. L’année 2006 sera… de la campagne en creux.

Deuxièmement, compte tenu de nos règles et de nos habitudes, il ne s’agit plus seulement d’une campagne présidentielle, mais d’une élection visant à étalonner l’influence électorale de tous les courants politiques, de gauche ou de droite, extrêmes ou modérés, qui prétendent exprimer une part au moins égale à trois pour cent du corps électoral. Cet exercice, qui tient plus du concours de beauté ou de la foire au bétail que du choix de notre premier responsable, est un grave dévoiement de procédure et entraîne ce résultat : l’arrivée en première ou seconde position, seule qualifiante pour le tour décisif, le second tour, dépend moins des vertus propres et du programme de chaque candidat que des hasards liés à l’intensité de l’éclatement politique de chacun des camps. On l’a vu en 2002.

C’est maintenant largement au hasard que la France confie désormais le choix de son Président. Un second tour Le Pen/Besancenot n’a aucune raison de principe de ne pas se produire. Il est probablement trop tard pour y remédier aujourd’hui, mais il est clair que, passé le cap dangereux de l’élection de 2007, il y aura là une grande urgence nationale. En tous cas, il n’y a aucune raison de donner tant de temps aux candidats de diversion.

Troisièmement, les conditions de fonctionnement de notre système médiatique actuel, ses centres d’intérêt, et son absolue dépendance à sa propre concurrence interne sont telles qu’une seule chose est certaine : la France sera pendant quinze mois à peu près totalement incapable de s’occuper sérieusement de quoi que ce soit d’autre. Cela va entraîner trois conséquences.

La première est l’érosion et le dévoiement politicien de tout débat de quelque ampleur qui devrait se tenir avant. Ainsi, la révision de notre fiscalité sociale, par exemple, problème clé s’il en est, qui devrait être dominée par la mesure attentive des coûts et avantages de chaque solution et donc par une grande capacité d’écoute mutuelle au Parlement, va se trouver reléguée dans les sujets de seconde importance et gravement polluée par les prises de position tactiques des différents candidats. Il en sera de même pour les banlieues ou pour l’école.

La seconde conséquence sera l’attraction inévitable et puissante que le système médiatique exercera sur les candidats pour les amener à ne s’intéresser qu’à des problèmes franco-français. Il y a d’ailleurs de quoi faire : école, justice, emploi, banlieues, dette, budget, finances sociales, recherche scientifique, la corbeille est pleine. Ce sont d’ailleurs des problèmes importants.

Mais la troisième conséquence, fille de la seconde, en fait la même vue sous l’autre face, sera l’oubli de tout ce qui est extérieur à nos frontières. Or, je voudrais plaider ici pour finir que les vraies priorités, c’est-à-dire les dangers les plus graves auxquels il est urgent de faire face pour notre sécurité personnelle et collective de Français, sont là. Dès son élection, le prochain Président aura pour devoir impérieux de s’occuper d’écologie et de climat. Il n’y a pas que les typhons ; le temps approche où nous paierons de catastrophes immenses l’irresponsabilité collective de l’humanité.

Il y aura d’autre part sur la planète cinq zones où les tensions s’aggravent et où grandit la probabilité d’usage de l’arme nucléaire : Corée du Nord, Taïwan, Inde et Pakistan, Iran, Moyen-Orient. Ce sont des priorités absolues et immédiates. Que fera la France ?

Enfin, nous avons changé de capitalisme en trente ans. La variante actuelle, le capitalisme actionnarial, est devenue plus rapace, plus sauvage, plus instable. Partout, la part des salaires cède la place au profit dans le PIB, érodant la protection sociale et les services publics, diminuant la consommation et donc la croissance, aggravant le sous-emploi et la précarité du travail. C’est un étau dans lequel la France est aussi coincée. Pas de croissance ni d’emploi sans le desserrer. Mais l’affaire est mondiale et l’Europe serait seule à pouvoir y jouer le premier rôle si on n’était pas en train de la casser. Les vrais enjeux sont là, mais on n’en parlera pas.

Il m’arrive de me demander si mon maître et ami Pierre Mendès France, qui était opposé à l’élection du Chef de l’État au suffrage universel, n’avait pas raison.

Michel Rocard,
Euro-député du Sud-Est, Ancien Ministre et Député