De Gallimard à la campagne de Noël du Printemps,
en passant par les panneaux touristiques de la France, rencontre avec Cruschiform…


Jusqu’au 19 juillet 2025, la Galerie Gallimard ouvre ses portes à l’univers singulier de Cruschiform. Une cinquantaine d’illustrations y dialoguent en silence : pages issues de Colorama, nuances extraites de L’Odyssée des graines et dessins commandés par de grandes Institutions. Depuis plus de dix ans, l’illustratrice explore les formes du vivant, traquant les subtilités du monde végétal avec une précision presque scientifique, mais toujours portée par l’émotion.
Installée dans les Cévennes, elle observe, collecte, dessine, compose. Entre technologie et nature, art et sciences, son travail tisse des récits sensibles où la couleur devient langage…

Vous avez exploré de nombreux formats, de l’édition jeunesse aux commandes institutionnelles. Comment votre parcours s’est-il construit ?

À 15 ans, je rejoins une section Arts appliqués qui m’ouvre à la diversité des métiers de l’image, du design et de la communication. Très tôt, je cultive une approche transversale. Puis je me spécialise dans l’image imprimée, à Estienne et aux Arts décoratifs de Paris, où j’apprends les techniques ancestrales de la reproduction d’images, la sérigraphie, la lithographie, la gravure, la composition typographique au plomb ou encore la reliure…

Un véritable laboratoire qui ancre mon amour sincère pour le livre en tant qu’objet.

Je commence ensuite à travailler dans une agence de communication luxe, où l’artisanat et la richesse des techniques d’impression nourrissent mon sens du détail. Peu à peu, je prends de l’indépendance et je reviens à l’illustration, tout en gardant une approche transversale sur les métiers de l’image, une sensibilité pour la couleur, les formes géométriques, les jeux de langages visuels et toujours cet amour pour les objets au design graphique soigné. Je pense que c’est ce regard singulier qui m’a menée vers des projets variés : direction artistique, identité de marque, livres illustrés ou affiches institutionnelles.

Certaines collaborations ont été décisives : mon premier album chez Gallimard Jeunesse en 2011, puis Cabins chez Taschen en 2015, qui a marqué un tournant. Ou encore la campagne de Noël du Printemps et les panneaux touristiques qui jalonnent les routes de France.

Gallimard Jeunesse vous suit depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui rend cette relation éditoriale singulière ?

La liberté ! Gallimard Jeunesse me permet de mener des projets exigeants, mêlant illustration, écriture et conception graphique. Des livres comme À toute vitesse, Colorama ou L’Odyssée des graines explorent le documentaire de manière sensible, poétique, parfois décalée en mêlant les sciences et les arts.

Je m’implique dans toutes les étapes : texte, image, typographie, choix du papier ou des encres… Le livre, pour moi, se pense comme un tout, à la fois esthétique et porteur de sens.

Comment avez-vous imaginé le parcours de cette exposition ? Quelles collaborations vous ont marquée ?

Cette exposition est une traversée de plus de dix ans de création autour de la nature. On y retrouve Colorama et L’Odyssée des graines, mais aussi des commandes institutionnelles ou de presse, toutes liées à notre rapport au vivant : végétalisation des villes, fragilité des écosystèmes, architecture durable ou encore santé mentale et nature.

Chaque image interroge notre regard sur ce qui nous entoure et notre place au sein de la chaîne du vivant.

Votre retour dans les Cévennes a-t-il influencé votre travail ?

Oui, profondément. Après vingt ans à Paris, j’ai ressenti le besoin de revenir à mes racines, dont l’ébullition de la vie culturelle parisienne m’avait détournée. Mon dessin, longtemps intellectuel, est devenu plus sensoriel. La nature a peu à peu réinvesti mes images, comme un besoin vital, comme pour tenter de renouer des liens avec cet environnement perdu.

C’est en me reconnectant à ces paysages que j’ai développé une approche plus picturale, sensible aux lumières, aux cycles, aux équilibres. Un simple moment au pied d’un vieux chêne lors d’une balade dans la forêt a suffi pour raviver ce lien ancien. Aujourd’hui, j’aime me ressourcer aux pieds de ce peuple de géants silencieux, caresser leurs écorces, récolter leurs semences, humer la terre et trouver auprès d’eux une petite place accueillante pour prolonger mes racines. J’y puise une paix essentielle.

D’où viennent vos idées ? Une couleur, une sensation, un mot ?

Souvent d’un mot associé à une couleur, une forme, un geste graphique. J’aime cette alchimie simple, mais puissante. Cela m’amène à traiter des sujets parfois complexes à travers une approche sensorielle. J’aime toucher aux sens premiers, à des notions élémentaires, approcher ce qui peut paraître insignifiant et qui pourtant recèle une part d’essentiel.

Dans mes albums, je cherche à décloisonner les genres, à transmettre sans jamais renoncer à la beauté. Le livre est un formidable outil de transmission de savoir, mais aussi de sens et d’éveil du sensible… Plus que jamais, il est essentiel de retrouver ce lien sensible au monde qui nous entoure.

Vous travaillez avec l’ordinateur comme un pinceau. Qu’apporte le numérique à votre pratique ?

Le numérique n’a pas modifié mon regard, mais il m’offre d’autres outils pour l’exprimer. Par exemple, Colorama n’aurait pas pu exister sous cette forme intemporelle sans la précision et la souplesse du digital.

Je travaille par couches, comme un aquarelliste. L’exigence est la même. Ce qui compte, c’est la sensualité de l’image, le message transmis, la sensibilité partagée.

Que souhaitez-vous transmettre à travers vos images ?

Un regard plus attentif, plus doux. L’envie d’être curieux, d’ouvrir les yeux, de ressentir. Et peut-être aussi le désir de préserver cette beauté fragile qui nous entoure.

Si votre univers était une couleur encore inconnue, à quoi ressemblerait-elle ?

Ce serait une couleur mouvante, inclassable. Elle changerait selon les saisons, née de pigments naturels et disparaîtrait au bout de cent ans. Une nuance vivante, biodégradable, comme une mémoire éphémère du monde.

Propos recueillis par
Marina Yaloyan