Hélène Conway-Mouret
Ancienne Ministre et Vice-Présidente du Sénat, Sénatrice des Français établis hors de France, Vice-Présidente de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.


Dans son discours au Bundestag du 20 janvier 1983, François Mitterrand déclarait alors : « Si l’Europe est forte, comment ne songerait-elle pas, cette Europe, sur tous les plans, à être un jour indépendante des menaces extérieures et à s’assumer elle-même ! ». Quarante-deux ans plus tard, la réélection de Donald Trump place les Européens en situation de réaliser cette prophétie maintes fois répétée.

Nous vivons en effet un changement d’ère qui va bien au-delà de la guerre commerciale des États-Unis contre leurs alliés européens et leurs voisins continentaux. Si le philosophe américain Thomas Molnar pouvait déclarer en 1991 que « les États-Unis tiennent le rôle d’un empire, mais ne sont pas un empire », son affirmation ne correspond plus à la réalité des velléités d’un Président aux pratiques néo-impérialistes qui fait entrer son pays dans une ère post-morale. Trahissant ses alliés et méconnaissant ses intérêts, il ignore que Lord Palmerston, Premier ministre britannique au XIXème siècle qui déclarait que son pays n’avait pas d’amis, mais seulement des intérêts, n’en avait pas moins noué de solides alliances en partie avec la France !

Le Parlement européen de Strasbourg : enjeux et perspectives d’une défense européenne commune.

Il oublie dans le même temps que l’Europe est le principal débouché et fournisseur de l’économie américaine avec 16% de ses importations et 20% de ses exportations, soit trois fois le montant vendu à la Chine. Il oublie également que ces achats européens lui permettent de rembourser sa dette vis-à-vis des Chinois, des Japonais, des Coréens et que le détour des premiers obligera ses créanciers à se montrer suspicieux relevant ainsi l’infinie faiblesse de l’économie américaine. 

On le voit, la politique étrangère ne se résume pas à une simple réorientation géographique. Elle constitue une menace face à laquelle nous devons concevoir notre sécurité.

Alors que leur statut mondial se fondait sur un rôle de garant des valeurs démocratiques occidentales et des Institutions internationales, les deux votes américains – à l’occasion des résolutions concernant la guerre russo-ukrainienne – communs avec la Russie, la Corée du Nord et le Belarus à l’Assemblée générale des Nations unies le 25 février dernier ont matérialisé cette bascule. Pendant ce temps, la Russie, avec le soutien des régimes autoritaires d’Iran, de Corée du Nord et de Chine, menace ouvertement les États européens et cherche à dominer l’Ukraine, invasion dont on trouve la source dans l’aspiration de cette dernière à rejoindre l’Union européenne et l’Alliance atlantique.

Donald Trump est entouré de représentants de différentes idéologies aux agendas hétéroclites. Au-delà de leurs différences, ils sont unis par la conviction qu’aucun principe, aucune barrière constitutionnelle ou politique ne doit enfreindre une pratique absolue du pouvoir. En politique étrangère, Elbridge A. Colby, auto-proclamé « réaliste », s’est ainsi chargé de traduire le slogan « American First » par un désengagement brutal en Europe pour mieux se préparer à un conflit avec la Chine et un nouveau slogan qui sera sans doute « America Alone ». Et pourtant, si les États-Unis se détournent complètement de l’Europe, celle-ci n’aura aucun intérêt à les soutenir en termes de sanctions ou même de production industrielle dans son conflit contre la Chine.

Cette transformation profonde des relations internationales impose à l’Europe de ne plus se reposer sur un hégémon bienveillant extérieur, mais à devoir assumer elle-même sa défense.

Dans ce contexte, proclamer que l’Alliance atlantique est fondée sur des valeurs démocratiques et libérales retrouve tout son sens tandis que l’Europe des démocraties doit envisager de se retrouver seule. À elle de défendre l’Ukraine pour rester fidèle à ce qui la rend unique au monde et mettre un terme aux velléités impérialistes russes. S’il doit y avoir un désaccord profond allant jusqu’au désengagement américain du continent européen, nous disposons des leviers pour construire ensemble une défense européenne.

Ruslan Stefanchuk, Président de la RADA, l’Assemblée nationale d’Ukraine, lisant le numéro collector du Journal du Parlement.

Mieux encore, au moment où l’Amérique rompt le pacte originel qu’elle avait noué avec la démocratie, ce pacte conçu par des hommes et des femmes qui fuyait une Europe monarchique caractérisée par l’inégalité des droits et la violence des religions, l’Europe a l’opportunité de redevenir ce qu’elle n’a jamais cessé d’être dans l’Histoire universelle. Un sanctuaire pour la liberté et la raison et cela doit profondément nous rassurer.

L’on pourrait certes rappeler que les 450 millions de citoyens de l’Union européenne ne devraient pas dépendre de 340 millions d’Américains pour se défendre contre 140 millions de Russes qui n’arrivent pas à battre 38 millions d’Ukrainiens ; mais l’essentiel n’est pas là.

Fernand Braudel, Lucien Febvre ou, plus récemment, Charles-Olivier Carbonell ont rappelé que l’Europe ne se définit ni de façon géographique, économique ou militaire, mais par son appartenance, pas toujours consciente, à une culture commune forgée au cours des siècles. Pour peu que l’on s’en éloigne et que l’on parcourt le monde comme je le fais depuis 15 ans, l’Europe apparait comme cette réalité indivise si chère à Julien Benda en ceci que les Européens ont partagé les mêmes situations, connu les mêmes événements et forgé la même histoire. Cela constitue un passé commun dont ils ont la possibilité d’avoir une mémoire qui est alors non pas l’ambition d’un nationalisme, mais au moins d’une identité ; et Stefan Zweig, lorsqu’il croyait encore à la destinée de l’Europe ne disait pas autre chose. « L’Europe est un organisme intellectuel unique et deux mille ans d’une culture édifiée en commun nous en donnent sans réserve le droit ».

Cette identité doit nous donner confiance dans notre capacité irréductible à assumer notre Destin.

Ah certes, l’idée européenne n’est pas le sentiment premier comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple. Elle n’est pas originelle, elle n’est pas inclusive, mais elle naît de la réflexion. Elle n’est pas le produit d’une passion spontanée mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. Je sais qu’il manque, qu’il nous manquera encore longtemps l’instinct enthousiaste qui anime le sentiment patriotique d’un nationalisme toujours plus accessible à la moyenne des individus que l’altruisme sacré du sentiment européen.

Et pourtant, comme Jean Monnet qui n’avait de cesse de solliciter Kairo, dieu du temps opportun, pour pousser un plan (Pleven) ou une déclaration (Schuman), qui ne constate pas ce qui se construit depuis quelques mois. Face à une Nation qui se suicide et enterre d’un même mouvement valeurs, histoire, alliés et principes, l’Allemagne affirme dans le même temps que « l’Europe doit atteindre l’indépendance vis-à-vis des États-Unis » et parle d’un plan de modernisation de 200 milliards de la Bundeswehr.

La plupart des pays de l’Union revalorisent leurs budgets de défense dont on sait, à l’instar du complexe militaro industriel théorisé par J.-K. Galbraith, qu’il constitue le moteur de la recherche civile et fondamentale : 3% en 2029 pour le Royaume Uni, 3,2% en 2025 pour la Suède, la Finlande ou le Danemark. Dans le même temps, les États européens confirment leur soutien à l’Ukraine et la France pose les principes d’une dissuasion incluant la préservation des intérêts fondamentaux de l’Europe. Un livre blanc se construit de Sommets en Conseils et les financements abondent tandis que se multiplient les initiatives tactiques.

Alors, gardons à l’esprit la formule de Faust qui rejetait fermement l’interprétation conduisant à dire « au commencement était le verbe » et la remplaçait par ces mots plus véridiques : « Au commencement était l’action ».
C’est bien cette histoire qui commence désormais.