Vadym Omelchenko
Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire
d’Ukraine en France

Ces propos ont été recueillis avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Monsieur l’Ambassadeur, Anne de Kyiv est devenue un symbole de l’amitié franco-ukrainienne depuis presque 1000 ans… Comment se traduit cette amitié aujourd’hui ?

Je vous remercie de rappeler ce lien historique qui nous unit à votre pays, à travers la rencontre entre le Roi de France, Henri Ier et la fille de Iaroslav le Sage, Anne de Kyiv. Un lien qui continue de se tisser, à travers le Centre culturel éponyme de Senlis, véritable point de convergence de nos relations bilatérales. Mais aujourd’hui, bien d’autres choses nous rapprochent et ce, dans différents domaines… Nous avons en effet les mêmes valeurs, mais aussi le même regard sur les problèmes auxquels notre monde est confronté et la même manière d’appréhender leur résolution. Nous avons également la même perception de l’avenir, qu’il s’agisse du développement économique, de la vie démocratique, de la préservation de la planète, du numérique ou des nouvelles technologies. Nous partageons enfin un certain nombre d’épreuves, liées bien évidemment, à la sécurité, un sujet qui témoigne de notre compréhension mutuelle. Cette vision commune incarne, sans aucun doute, notre profonde et solide amitié avec les Français.

Comment définiriez-vous vos relations avec l’UE ? Et, depuis la Révolution de la Dignité sur la place Maïdan en particulier, quelles sont les aspirations européennes de l’Ukraine ?

Nous avons célébré le 24 août dernier, le 30ème anniversaire de notre indépendance. Une indépendance votée à près de 98% par la population, lors du référendum qui marquait, d’une part, un rejet de l’ère soviétique, d’une vie imposée par les circonstances que vous connaissez et, d’autre part, une très forte aspiration européenne. En d’autres termes, ce référendum inscrivait, réellement, la volonté de rejoindre la famille européenne. Les Ukrainiens ont ensuite été amenés à confirmer ces aspirations par deux fois, lors des deux Révolutions, Orange et celle de la Dignité. Dans le prolongement, le Président Zelensky a pris une position à la fois différente et beaucoup plus ferme que celle de ses prédécesseurs. Ces derniers s’inscrivaient en effet dans le cadre d’une diplomatie old school, classique, tandis que Président Zelensky fait montre d’une sincérité nouvelle, une forme d’authenticité qui le démarque des autres. Il rappelle notamment qu’au cours de l’Histoire, le peuple ukrainien s’est inscrit à plusieurs reprises, siècle après siècle, dans une dynamique européenne. Nous sommes l’Europe géographiquement, mentalement et factuellement. Et alors que notre positionnement se voit confirmé lors des différents Sommets ou rencontres au plus haut niveau, pourquoi restons-nous dans la salle d’attente de l’Europe ?

Combats entre manifestants et Forces gouvernementales sur la Place Maïdan le 18 février 2014.

Comment définiriez-vous, en quelques mots, la nouvelle politique voulue par votre Président ?

Volodymyr Zelensky est le premier à appliquer ce qu’il avait initialement évoqué, à mettre en œuvre ce que les gens attendaient de lui. Et si de nouvelles élections devaient se dérouler aujourd’hui, il serait réélu.

Mais comment se traduisent ces promesses tenues que vous évoquez ? 

Il existait tout d’abord une immunité parlementaire à laquelle Volodymyr Zelensky a mis fin. C’était une porte ouverte à tous types de corruption, sachant que jusqu’alors, cette promesse avait été faite, systématiquement, sans jamais avoir été appliquée. Il est donc le premier à l’avoir fait ! Autre promesse tenue : la mise en place d’une véritable séparation des pouvoirs entre le Président, le Gouvernement et le Parlement. Et actuellement, tous les outils démocratiques sont en place… Le Parlement a voté plus de 400 lois de réformes depuis son élection. La base juridique ukrainienne cadre désormais avec les normes européennes, car vous l’aurez compris, l’intégration européenne et transatlantique est la plus grande bataille pour nous. Nous travaillons ardemment en ce sens, parce que c’est précisément ce dont nous avons le plus besoin. Dès lors, au regard de ces quelques exemples que je viens d’évoquer, un constat s’impose : l’Ukraine est un Etat démocratique. Si l’on s’attarde sur l’espace post-soviétique – les Pays baltes mis à part – les différentes Républiques, depuis leur indépendance au début des années 1990, n’ont eu qu’un seul et même Président, à l’exception de l’Ukraine, qui, pour sa part, en compte pas moins de 6 ! J’irai même au-delà : chaque année, lors des festivités à l’occasion de notre Fête nationale, au mois d’août, les Ukrainiens voient 5 de nos 6 Présidents se retrouver côte à côte (le 4ème s’étant, commevous le savez, échappé !), même  s’ils ne sont pas nécessairement d’accord politiquement… N’est-ce pas précisément cela une démocratie ? Pourquoi ? Parce que les élections en Ukraine sont libres. Certes, des forces extérieures ont essayé de parasiter la situation à deux reprises, mais comme vous le savez également, celles-ci ont eu en retour… deux Révolutions. Aussi, pour le peuple multi-ethnique que nous sommes, la liberté de vote est une valeur primordiale qui se doit d’être défendue. Aujourd’hui, un grand nombre de russophones vont défendre la souveraineté ukrainienne sur le front de l’Est, parce qu’ils ne veulent revenir sous aucun prétexte à l’esclavage impérialiste soviétique, car être Ukrainien, c’est faire l’expérience de la liberté. J’ajouterai qu’en 30 ans, nous avons réussi à bâtir un espace médiatique libre et indépendant. Il n’existe pas d’autre exemple comme le nôtre dans l’espace post-soviétique.

Comment jugez-vous la situation économique et sociale de votre pays ?

Durant des années, il n’y avait pas de volonté politique de mettre en œuvre de véritables changements. Et ce, parce que la tentation de la corruption était toujours plus forte. Aujourd’hui, non seulement la volonté politique est bel et bien là, mais surtout, tout un éventail des organismes de lutte anti-corruption qui a été mis en place a largement fait ses preuves. Cependant, il existe d’autres grands ennemis de l’ère post-soviétique, les oligarchies, qui fonctionnent en monopoles. Pour renforcer leur influence, ils utilisent les instruments politiques auxquels ils ont largement accès et les médias dont ils sont propriétaires. Ils financent les Partis et répartissent les pots de vin auprès du Gouvernement et de l’exécutif. Heureusement, ce n’est maintenant presque plus possible, car il existe désormais pas moins d’une dizaine de structures indépendantes les unes des autres qui opèrent un nettoyage anticorruption efficace. Tout cela a un impact éminemment positif sur la situation économique et sociale. J’aimerais d’ailleurs que vous interrogiez votre Ministre de l’Économie et des Finance, Bruno Le Maire, sur le regard qu’il porte sur notre pays, sachant qu’il s’est rendu en Ukraine pour signer 4 accords gouvernementaux, ce qui représente 1,3 milliards d’euros d’investissements français ! Pensez-vous sincèrement que la France ait pu entamer sa trésorerie pour un pays dans lequel elle n’aurait pas confiance ? 3 semaines après la venue de Bruno Le Maire, nous avons accueilli une Délégation du Medef, constituée de 30 grandes entreprises hexagonales désireuses de travailler chez nous. Elles sont reparties très satisfaites, amoureuses de l’Ukraine et avec pléthore de projets à réaliser. Notre domaine prioritaire s’inscrit à travers le développement de partenariats économiques qui font sens. Nous avons donc enregistré des progrès considérables en la matière. C’est une vraie richesse que nous avons réussi à mettre en place et la pluralité de ces échanges définit pleinement la nature de nos relations entre nos deux Etats. Pour clore ce chapitre économique, je dirai que selon les Agences internationales qui donnent des pronostics de croissance, l’Ukraine présente un tableau particulièrement favorable pour la France. Dans le prolongement, vous imaginez bien qu’en tant qu’Ambassadeur, j’ai une stratégie. Je souhaite en effet ajouter une plus-value à cette relation entre nos deux pays. Cette plus-value se conjuguerait notamment à travers un échelon régional, autour de clusters. La décentralisation fait d’ailleurs l’objet de l’une des réformes les plus emblématiques actuellement en cours. Les régions ukrainiennes, très indépendantes, se développent, s’enrichissent, se renforcent et se redressent jour après jour. Elles sont pro-actives et créatives.

Sept ans après le début de la guerre dans l’Est de l’Ukraine et l’annexion illégale de la Péninsule de Crimée par la Russie, quel regard portez-vous sur ce conflit ?

La situation est depuis ces derniers mois très tendue et compliquée. Les Russes, comme d’habitude, comme à chaque fois, à la veille des grands événements internationaux, font en sorte d’augmenter les tensions jusqu’à leur point d’acmé. La menace était en effet à son maximum lors de la préparation de la rencontre, très attendue, entre Biden et Poutine, avec la mobilisation de plus de 140 000 soldats le long de la frontière ukrainienne ! C’était une véritable Armée d’invasion qui se préparait, avant d’annoncer qu’ils reculaient, mais selon les renseignements de nos partenaires, notamment au sein de l’OTAN, tout le monde est resté sur place. Concernant les combats dans les régions de Donetsk, malgré le cessez-le-feu officiel, des échanges de tirs nourris se font entendre et l’on enregistre chaque jour de nouvelles victimes. Nous approchons malheureusement au cap de 15 000 morts et des milliers de blessés depuis le début de l’agression russe en 2014… Mais au-delà de ce chiffre, qui ne concerne que les militaires, il y a aussi plus d’1,6 millions de personnes déplacées et combien de vies ruinées ?…

Comment expliquez-vous les échecs successifs des Formats Minsk et Normandie ? Y a-t-il, selon vous, un Plan B ?

L’Ukraine demeure pleinement attachée à un règlement politique et diplomatique du conflit dans le Donbass. Et la France, au sein du Format Normandie, reste au premier plan. Nous apprécions vivement ses efforts. Pour ma part, je suis convaincu qu’il est de la plus haute importance que la France continue à soutenir le maintien des sanctions contre la Russie jusqu’à ce qu’elle respecte pleinement ses engagements au titre des Accords de Minsk. Nous comprenons que la destructivité de la position russe décourage et désoriente à la fois la partie ukrainienne et nos partenaires européens, mais l’Ukraine est prête à tout mettre en œuvre pour maintenir le Format Normandie. Aujourd’hui, échanger directement avec les marionnettes imposées par le Kremlin est un non-sens. Il s’agit bien évidemment d’une manipulation orchestrée autour de ces prétendues Républiques de Donetsk et de Louhansk. C’est donc un procédé fallacieux qui se dessine en arrière-plan, tant et si bien que la Russie a remis un passeport russe à 500 000 habitants de ces soi-disant Républiques. Ces gens-là votent aux élections en Russie. Il faut appeler un chat, un chat : c’est une annexion hybride, un cadeau empoisonné au sein de l’Ukraine ! Alors, je vous le demande, que devons-nous faire ?

L’Ukraine possède de très nombreux sites touristiques dans tout le pays, à l’instar du Parc national des Carpates…

Concernant le Format Normandie, je voudrais revenir cette fois sur les propos de votre Ministre, Jean-Yves Le Drian, pour qui j’ai beaucoup de respect et qui m’a confié que la stratégie principale de la Russie sur la scène internationale est de tout bloquer. C’est précisément ce qui se passe pour le Format Normandie. Nous souhaitons sortir de ce blocage, avec la France et l’Allemagne qui comprennent très bien la situation. Mais si ce Format cesse d’exister, la Russie atteindra son objectif de détruire la seule chose qui l’oblige à engager le dialogue. Je suis persuadé que l’Ukraine, la France et l’Allemagne doivent engager, conjointement, leur propre stratégie et déployer un algorithme d’actions qui permettra de résister au blocus des Russes.

Quelle est réellement la place de l’extrême droite en Ukraine, dont on dit que les membres sont néo-nazis ? Est-ce un phénomène marginal ou bien une véritable force en présence ?

Premièrement, ce que vous évoquez est, stricto sensu, le narratif principal utilisé souvent par la propagande russe, afin de nous discréditer. Deuxièmement, ce pouvoir n’est absolument pas représentatif du peuple. Aucune de ces organisations d’extrême droite n’a passé les élections. Aucune n’est représentée à la Rada ! C’est une fake news on ne peut plus grossière. Pour preuve : alors que Svoboda a obtenu 0,38% des voix, la chaîne principale russe, a déplacé la virgule pour annoncer le chiffre de… 38% ! Certes, il existe chez nous des gens avec des convictions très à droite, mais comme partout dans le monde et en France aussi malheureusement… Toutefois, ce mouvement d’extrême droite ne trouve absolument aucun écho au sein de la société ukrainienne. De la même manière, il y a des conservateurs qui, eux, sont représentés à la Rada, mais ils sont en réalité pro-soviétiques, car ils ont une forme de nostalgie d’avant. Des gens votent pour eux et il y a lieu de respecter ce choix, parce que nous sommes une démocratie.

Concernant Azov : il faut comprendre dans quelles conditions cette structure a été formée, en 2014. C’était un bataillon paramilitaire bénévole qui, du jour au lendemain, a voulu réagir face à l’annexion russe. Il y avait pendant 6 mois une volonté de leur part de prendre des gens sous leurs ailes, de les recruter pour arrêter l’agression russe, là où l’Armée ukrainienne était encore trop affaiblie. Alors oui, en effet, le bataillon comptait en son sein des gens issus de l’ultra-droite qui ont souhaité mettre entre parenthèse leurs activités politiques pour s’engager contre l’ennemi. Mais ils n’ont aucun représentant, ni au Parlement, ni au sein des Institutions d’État. Je vous répète : les Russes orchestrent une gigantesque manipulation pour tenter de faire croire que les Gouvernements ukrainiens successifs sont gangrénés par les néo-nazis. Ce modus operandi est utilisé comme un instrument pour nous affaiblir et salir l’image de notre pays.

Comment expliquez-vous qu’en France on parle de ces groupuscules ?

Parce qu’il existe Sputnik et Russia Today… In fine, les forces nationalistes et d’extrême droite existent en Ukraine, comme en France ou comme partout ailleurs, mais la majorité des gens ne soutient pas ces mouvements. Je pense que nous pourrions adopter la formule de Shakespeare : « much ado about nothing » (beaucoup de bruit pour rien) pour qualifier le poids de l’extrême droite dans notre pays. J’ajouterai que le Rapport Pew Research Center a placé l’Ukraine dans le pays d’Europe dans lequel l’antisémitisme est le moins important.

Comment qualifieriez-vous l’identité nationale ukrainienne ?

Sur le plan historique, l’Ukraine est l’une des premières Républiques en Europe avec une Constitution dans laquelle toutes les valeurs démocratiques ont été déclarées, mais nous avons la malchance d’avoir un Empire comme voisin, qui a voulu exercer son influence sur nous. C’est sans doute la raison pour laquelle nous avons été portés depuis toujours par cet esprit de liberté que nous évoquions. J’ai d’ailleurs été profondément marqué par les paroles de notre Président, Volodymyr Zelensky qui, le jour de son élection a déclaré spontanément « Je veux m’adresser à tous les peuples post-soviétiques… ». Une posture qui démontre que tout est possible, qu’aucun ennemi, aucune menace ne peut casser cet esprit de la liberté qui nous anime. Et quand Monsieur Poutine, lors de sa conférence de presse, n’a de cesse de marteler que nous sommes le même peuple avec les Russes, je voudrais simplement lui donner un conseil, celui de se rendre dans une région russophone de l’Ukraine, autour de la ville de Dnipro. Là-bas, se dresse un mémorial, érigé sur la Place centrale de la ville et portant les photos de 600 jeunes gens, morts en défendant leur pays depuis 2014. Si l’on s’attarde sur la stèle, on découvre que les noms de famille qui y sont gravés, sont, en majorité, d’origine russe. Alors Monsieur Poutine, oui, nous sommes mélangés, mais l’esprit qui souffle est plus fort que le passeport : ces gens ont fait un choix, celui de défendre l’intégrité territoriale de leur pays, l’Ukraine. Ce sont les enfants de ceux qui ont choisi l’indépendance il y a trente ans et qui ont épousé la mentalité ukrainienne de la liberté, car la liberté est souveraine dans notre pays !

Un dernier mot, Monsieur l’Ambassadeur. Souhaitez-vous,  par l’intermédiaire  du Journal du Parlement, adresser un message à  la  classe politique française ?

C’est un message que je suis ravi d’adresser par l’intermédiaire du Journal du Parlement : découvrez l’Ukraine, parce que nombre de Représentants politiques français prétendent connaître notre pays, mais ce n’est pas tout à fait vrai… Nous sommes dynamiques, innovants, modernes, avancés. Quand j’ai présenté mes lettres de créance au Président Macron, il m’a demandé quelle était ma stratégie en tant qu’Ambassadeur. Je lui ai indiqué ma volonté de bâtir des relations bilatérales nourries, privilégiées entre nos deux pays, à la suite de quoi il m’a répondu : « mais cela existe déjà ! ». « Pas vraiment et pas suffisamment », ai-je dit, avant d’ajouter : « Car vous avez l’habitude de percevoir l’Ukraine péjorativement, associé systématiquement à un problème. Or, l’Ukraine est beaucoup plus riche… ».  

Aussi, je voudrais dire à vos lecteurs que l’Ukraine peut être un vrai partenaire gagnant-gagnant. On fait tout pour attirer de plus en plus de Français et je n’ai jamais eu le cas d’une Délégation revenue indifférente. Ils sont tous tombés amoureux et je saisis cette occasion de m’adresser au Journal du Parlement pour inviter la classe politique française à visiter mon pays. Nous avons beaucoup à offrir ! 

Propos recueillis par Pauline Wirth du Verger