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Vers une nouvelle solidarité citoyenne mondiale…

Le dernier Rapport d’évaluation du GIEC estime que le changement climatique pourrait accroître le risque de famine et de malnutrition chronique de 20 % à l’horizon 2050… Que revêt exactement le terme de malnutrition chronique ?

Il y a aujourd’hui deux grandes menaces existentielles pour l’humanité… La première, tout le monde en parle : c’est le changement climatique. La deuxième, en revanche, celle que vous évoquez, est silencieuse : c’est la malnutrition chronique. Les Américains l’appelle « stunting ». S’il s’agit de la maladie la plus fréquente de la planète, c’est, en même temps, la moins connue ! En effet, décideurs politiques, opinions publiques, journalistes, observateurs… nul n’est au fait de ce qu’elle représente.

Pourquoi ?

D’abord parce qu’elle n’a été découverte que récemment, il y a seulement une dizaine d’années, par des équipes de l’Unicef sous l’autorité de son Directeur général, Anthony Lake. C’est une maladie de la pauvreté touchant la femme enceinte. La précarité économique dans laquelle la mère se trouve l’empêche de se nourrir de vitamine B1 (légumes et fruits) ou de vitamine B12 (viande) ou encore, de certains  acides gras essentiels. Son enfant naîtra de manière normale, mais il souffrira de malnutrition chronique le jour de ses trois ans. Il s’agit d’une maladie qui met mille jours pour se constituer : neuf mois de grossesse, puis deux ans de vie.  C’est une pathologie sournoise, car invisible : l’enfant n’est ni chétif, ni gros, ni grand, ni petit… mais son cerveau a souffert durant cette période, avec une diminution de 30% des connexions neuronales ! Dès lors, vous l’aurez compris, elle entraîne, de facto, une baisse significative du quotient intellectuel.

Quels sont, actuellement, les chiffres de la malnutrition chronique dans le monde ?

La malnutrition chronique concerne aujourd’hui 1 enfant de moins de cinq ans sur 4 ! C’est-à-dire 185 millions d’enfants. Elle se trouve essentiellement dans les pays en voie de développement : en Afrique sub-saharienne, mais aussi en Asie du sud-est et en Inde. En Afrique, par exemple, 50% des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition chronique. À Madagascar, c’est 55% ! C’est un vrai fléau. Mais faisons bien attention à ne pas confondre cette maladie avec le problème de la faim dans le monde. Cette dernière, c’est la malnutrition aigüe. Elle concerne 750 millions de personnes qui luttent contre la famine, principalement dûe aux conflits armés. La malnutrition chronique, elle,  touche des enfants qui mangent à leur faim, mais mal.

Les femmes enceintes victimes de famine ne souffrent-elles pas, de fait, de malnutrition chronique ? Les chiffres ne sont-ils pas forcément mêlés ?

Les deux choses sont très différentes. Sachez que 10% des enfants de Los Angeles souffrent de malnutrition chronique. Une femme enceinte pauvre, qui ne mange que des chips, aura des enfants dont les connexions cérébrales seront défaillantes. Parce qu’elle ne mangera ni vitamine B1, ni vitamine B12. À Paris, mêmes conclusions : les enfants vivant au sein de foyers très démunis souffrent, eux-aussi, de malnutrition chronique. J’insiste, là encore : cela n’a rien à voir avec la faim dans le monde. Toujours est-il que c’est une triple catastrophe…
C’est, avant tout, une catastrophe individuelle et médicale : l’enfant réfléchit moins bien, comprend moins bien et assimile moins bien. Il est considéré  souvent comme paresseux, alors qu’il est simplement malade !

« En dehors des spécialistes, personne
ne connaît la malnutrition chronique.
Personne ne mesure l’ampleur du
désastre. Et donc, personne ne
prend la peine de l’évoquer 
»

C’est, ensuite, une catastrophe économique : comment développer un État, si cinquante pour cent de sa jeunesse n’a pu atteindre un certain niveau de qualification ?

C’est, enfin, une catastrophe économique mondiale, provoquant une chute de 4 points du PIB en Afrique et en Asie du Sud-Est et empêchant ainsi les classes moyennes de se développer. Réfléchissons aux conséquences sur notre propre économie. S’il y a moins de classes moyennes dans les pays en développement (PVD), nous vendrons moins de voitures, de vélomoteurs, de téléviseurs, d’ordinateurs…, plombant d’autant notre croissance. Cela devrait faire réfléchir ceux qui ne se sentent pas concernés…

Nous y reviendrons… Vous dites que c’est une maladie dont on ne parle pas, mais que font les Fondations, les Organisations internationales et les ONG ?

Elles travaillent remarquablement, mais l’argent manque cruellement ! Qu’il s’agisse des ONG comme  « Action contre la faim » ou « Power of Nutrition » (l’une des plus grandes ONG  britanniques), qu’il s’agisse du « Programme Alimentaire Mondial » de l’ONU ou encore, de la constellation SUN (Scaling Up Nutrition), qui regroupe pas moins de 60 pays, tous les acteurs sont très motivés à éradiquer la malnutrition sous toutes ses formes. Mais ils manquent tous d’argent pour soutenir leurs actions.

La réalité est difficile à comprendre : en dehors des spécialistes, personne ne mesure l’ampleur du désastre. Personne ne connaît cette maladie et donc, personne ne prend la peine de l’évoquer… Pire, et c’est mon second point… Imaginons cette fois qu’on mesure la situation. Je suis malheureusement convaincu que cela ne changerait rien en terme d’action publique internationale.

Pourquoi ?

Parce que deux phénomènes se conjuguent aujourd’hui au sein de nos démocraties Occidentales…

D’abord, un sentiment d’égoïsme. Chacun ressent tous les jours davantage un basculement du monde au profit de l’Asie. Plus de 390 millions d’emplois devraient transiter de l’Occident vers l’Asie d’ci 2040… La compétition mondiale est féroce et s’accompagne, partout en Occident, d’une tendance au protectionnisme qui confine à l’égoïsme : pourquoi aider aujourd’hui des populations qui nous feront concurrence demain ?

Ensuite une sensation de peur. Les populismes qui déferlent sur les démocraties occidentales se nourrissent d’une mondialisation qui crée de l’injustice, qui creuse de plus en plus le fossé séparant  les riches des pauvres. Le dernier Rapport sur les inégalités qui vient d’être publié le prouve. Or, Internet a transformé le monde en un village : les plus démunis regardent les mieux lotis et les plus jeunes tentent leur chance pour rejoindre les plus nantis… expliquant pourquoi la Mer Méditerranée est devenue le premier cimetière marin !

Les extrêmes surfent sur des populations qui voient arriver chez eux des gens qui ne sont ni de leur pays, ni de leur continent,  ni de leur culture, ni de leur religion. Ils leur font croire que ces problèmes ne se régleront que par la force ou par un coup de baguette magique, leur expliquant, la main sur le cœur : « Tout ce qui nous arrive est dû à des imbéciles qui, depuis 30 ans, nous gouvernent et n’ont rien compris ». C’est ce que nous vivons en 2019 presque partout en Occident : aux États-Unis, en Hongrie, en Italie, au Royaume-Uni avec America First, Hungary First, Italy First, Brexit first…, sans parler de l’avènement d’un nombre significatif de Députés d’extrême droite en Allemagne et en Espagne… élément hautement symbolique des évolutions sociologiques et politiques actuelles…

Ainsi, ces deux phénomènes mêlés, le repliement sur soi et la peur de l’autre, aboutissent à une situation dangereuse, jamais constatée depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale.  C’est dans ce contexte que de plus en plus de Parlements, souvent sous l’influence de Parlementaires d’extrême droite, veulent remettre en cause  l’aide publique au développement, cet argent que nous donnons aux pays les plus pauvres.

« Avec Unitlife, j’ai voulu que ce soit
directement un fonds de l’ONU.
Et j’ai le plaisir de vous annoncer,
que c’est chose faite ! C’est la possibilité
d’y apporter une résonance mondiale 
»

Vous avez vous-même indiqué qu’en trente ans, la mortalité infantile et maternelle a reculé d’environ 50 %, mais qu’aujourd’hui, l’accès à l’eau, à la nutrition, à la santé restent dramatiques pour plus de 2.5 milliards d’êtres humains. C’est assez paradoxal…

Il existe aujourd’hui un véritable « effet-ciseaux », où les besoins augmentent et où les recettes diminuent. À l’ONU, Donald Trump, par exemple, vient d’annoncer qu’il limitait ses engagements…

Dans quelles proportions exactement ces baisses de dotations se traduisent-elles ?

C’est une ambiance générale… mais disons que la baisse est de l’ordre de 10 à 20%.

Que cela signifie-t-il ? Qu’il n’y a plus de volonté politique, aujourd’hui, de la part de la communauté internationale ? Pourquoi ?

Il y a un vrai risque de voir revenir les nationalismes… Encore une fois, menace économique, peur de l’avenir, arrivée massive de migrants, autant d’éléments qui offrent une toile de fond si propice aux populismes…

Alors que doit on faire ? Baisser les bras ou inventer de nouvelles voies ? 

Cela a fait l’objet d’une prise de conscience que je dois au Président J.Chirac.  Alors Ministre des Solidarités, puis Ministre des Affaires étrangères, j’ai eu la chance et le privilège de beaucoup parler avec lui de ces sujets. Sa vision humaniste, très respectueuse des diverses cultures et des différentes civilisations l’opposait diamétralement à Huttington et à sa fameuse « guerre des civilisations ». Comment « considérer » les populations de la même manière dans le monde ? Comment rendre leur dignité à ceux qui n’ont plus qu’un dollar par jour pour vivre ? Comment les respecter à un moment où l’aide publique internationale allait être menacée ?  Comment faire en sorte que les cinq biens publics mondiaux – la nourriture, l’eau potable, la santé, l’éducation et l’assainissement – puissent devenir universels pour tout être humain sur la planète ?

Notre réponse a été de développer le concept de « financements innovants pour le développement », créé quelques années avant. Il s’agissait de trouver, face à la stagnation de l’aide publique internationale, de nouvelles sources de financements pour lutter contre l’extrême pauvreté.

C’est ainsi que nous avons initié  la première  « micro contribution internationale de solidarité ». Une somme d’argent indolore pour des personnes qui sont suffisamment riches.

C’est ainsi qu’est né Unitaid, avec une taxe d’un euro par billet d’avion afin de permettre aux malades les plus pauvres atteints de sida, de tuberculose ou de paludisme d’avoir accès aux médicaments les plus efficaces (NDLR htpps://unitaid.org).

Ma vie a alors basculé. Quelques mois plus tard, j’étais en charge des « financements innovants pour le développement » aux Nations Unies, à la demande du Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki moon.

Mais Unitaid s’est finalement avéré un succès en demi-teinte…

Pour être tout à fait exact, cela a été à la fois un échec et un succès. Un échec, parce que 10 pays seulement ont accepté de mettre en place la taxe d’un euro par billet d’avion. Le refus des 185 autres pays ne s’explique qu’idéologiquement. Même si ce n’est qu’un euro, cela reste une taxe. Et si je comprends que les pays ne veulent plus entendre parler de toujours plus d’impôt national, il est dommage que l’idée d’une  microscopique et indolore taxe de solidarité mondiale n’ait jamais été sérieusement discutée.

Je veux ici rendre hommage à Nicolas Sarkozy et à son Ministre des Finances de l’époque, François Baroin, qui ont instauré, à ma demande et à celle de différentes ONG, une taxe sur les transactions financières. Là encore, les égoïsmes et l’absence de vision de ce que doit être la solidarité mondiale ont prévalu et aucun autre pays ne les a suivis. C’est extrêmement dommage.

Mais Unitaid est aussi un succès, reconnu par l’ensemble de la communauté internationale. Aujourd’hui respectée dans le monde entier, l’organisation a récolté pas moins de 4 milliards de dollars et sauvé des millions de vies. C’est Unitaid qui a baissé les prix des médicaments contre le sida, la tuberculose et le paludisme de 60% et qui a radicalement changé l’accès aux médicaments les plus récents et donc les plus efficaces pour les populations les plus démunies du monde. (NDLR https://medicinespatentpool.org).

En avez-vous tiré des leçons et pourquoi le Fonds Unitlife, que vous venez de mettre sur les rails, ce système de micro-dons pour soigner les enfants victimes d’une alimentation carencée, permettrait de toucher davantage de donneurs ?

J’ai gardé ce qui avait fonctionné avec Unitaid et j’ai changé ce qui, au contraire, n’avait pas marché. Ce qui a contribué à son succès, c’est qu’il s’agissait d’un Fonds abrité par les Nations Unies. C’était un pari, car d’une complexité inimaginable ! Mettre d’accord les diplomaties des différents pays, les Fondations Internationales, les ONG et le département juridique des Nations Unies dans un contexte administratif d’une lourdeur pour le moins dantesque, n’est pas une mince affaire !

Unitaid était donc abrité par les Nations Unies par l’intermédiaire de l’Organisation Mondiale de la Santé.

Avec Unitlife, j’ai voulu que ce soit directement un fonds de l’ONU. Et j’ai le plaisir de vous annoncer, que c’est chose faite ! Grâce à Antonio Gutteres, Unitlife est, officiellement, un fonds onusien, hébergé au sein de l’Agence « United Nations Capital Development Fund » (UNCDF). Le travail de cette Agence des Nations Unies a été exceptionnel pour nous. Je voudrais les en remercier et les féliciter.
C’était pour moi crucial que les Nations Unies puissent bénéficier d’un instrument spécifique entièrement consacré à ce fléau de l’humanité que représente la malnutrition chronique. C’est la seule possibilité d’y apporter une résonnance mondiale.

Pour la gouvernance, nous avons calqué celle d’Unitlife sur celle d’Unitaid. Le Conseil d’administration sera constitué de pays (France, Allemagne, Chine et Sénégal) et de grandes ONG. C’est une manière tout à fait nouvelle de fonctionner.  En effet, la voix du représentant d’ « Action contre la faim » ou de « Power of Nutrition » comptera autant que celle de la France ! Il y aura également les grandes Fondations. J’avais eu le grand honneur de compter la Fondation Gates au sein du Conseil d’administration d’Unitaid. Je souhaite qu’ils soient, de nouveau, à nos côtés dans Unitlife tout comme la Fondation du Chef de l’État d’Abou Dhabi, le Cheikh Khalifa Zayed Al Nahyane, qui nous a donné son accord.

Le Conseil d’administration rassemblera, en outre, des Agences onusiennes, à l’instar d’Onu Femmes et d’Unicef.
Enfin – et cette fois contrairement à Unitaid – il comptera deux entreprises du secteur privé. C’est précisément ce point qui me conduit à vous expliquer le mode de financement original d’Unitlife. En effet, si nous avons conservé la même architecture qu’Unitaid (un Conseil d’administration, un Secrétariat exécutif, des partenaires opérationnels de terrain…), en revanche, nous avons modifié le mode de financement. Et c’est ce qui constitue véritablement la singularité de l’initiative Unitlife, son ADN…

Quel est le procédé financier sur lequel il repose ?

Il s’agit d’un partenariat public-privé. L’idée s’inspire de la finance digitale. Il y a actuellement 3,5 milliards de porteurs de cartes bancaires dans le monde.  Sachant que les achats, où qu’ils soient effectués (grandes surfaces, restaurants, e-commerce, etc.) se règlent par carte ou par téléphone, j’ai eu l’idée de me rapprocher de grandes enseignes mondiales afin qu’elles proposent à leurs clients le choix de faire un micro don de solidarité. Il s’agit d’un micro don volontaire. J’ai, dans le même temps, demandé aux  principaux fournisseurs de terminaux de paiement s’il était possible d’ajouter une  fonctionnalité permettant au client, juste avant d’entrer son code secret, d’ajouter 5 centimes par exemple, pour Unitlife. Ou encore, d’arrondir la facture à l’euro supérieur. Ils m’ont donné leur accord et je tiens, ici, à remercier les équipes d’Ingenico qui nous ont apporté un soutien sans faille dès le début du projet.

« America First, Hungary First,
Italy First, Brexit first…, sans
parler de l’avènement d’un nombre
significatif de Députés d’extrême
droite en Allemagne et en Espagne… 
»

C’est une forme de solidarité mondiale en mode 2.0…

Tout à fait ! C’est un concept politique inédit : il y avait jusque-là des solidarités de pays, des solidarités publiques. Il y aura, désormais, une solidarité citoyenne mondiale. C’est tout le sens de mon combat.

Mais vous l’avez vous-même souligné, dans un monde qui montre davantage de signes de repli que d’ouverture, à l’heure du Brexit, du populisme, des égoïsmes nationaux ou de l’obscurantisme, comment imaginer que cet élan de solidarité citoyenne puisse fonctionner ?

Je veux l’imaginer, mais en l’état actuel des choses, je ne peux le certifier, bien sûr. C’est un pari. Et je me donne trois ans pour y parvenir. Nous avons connu, depuis 50 ans, la mondialisation de l’économie. Ensuite, nous avons connu la mondialisation de la communication, mais nous n’avons pas encore connu la mondialisation de la solidarité ! Sans doute, parce que, malheureusement, il n’existe pas de Gouvernance mondiale de la solidarité. Tout ce que je sais, c’est que l’on ne peut pas… ne pas essayer !

C’est le fameux « whitenet » que vous évoquiez, en opposition au « darknet »…

Exactement ! À côté du « darknet », avec  les trafics d’armes, la pédophilie, la drogue, les kalachnikov et je ne sais quelles autres atrocités, nous pourrions créer le « lightnet », une façon pour les individus de bonne volonté de se prendre la main de façon virtuelle, en donnant ou pas, de temps en temps, 2 centimes, 5 centimes… pour des programmes choisis par les Nations Unies.
C’est par des systèmes comme celui là que l’on évitera à des milliers de jeunes gens désespérés de se noyer, en tentant de traverser la Mer Méditerranée. En leur apportant la dignité. À chacun d’entre eux.

Où en est ce projet aujourd’hui ? Quand est-ce que demain il sera possible d’ajouter 5 centimes sur le montant de nos achats ?

Il y a trois étapes décisives dans Unitlife…

La première est faite : il fallait créer un Fonds c’est à dire choisir « l’instrument ».

La deuxième est en cours : composer « l’orchestre ». C’est le Conseil d’administration. Il faut le constituer d’ici le mois de novembre prochain. Je voudrais saluer ici le travail du Département de la Mondialisation du Quai d’Orsay comme celui de la cellule diplomatique de l’Elysée qui m’aident beaucoup.

La troisième étape sera décisive, ce sera celle de la communication. Comment faire connaître Unitlife ? À l’inverse d’une taxe qui s’applique obligatoirement, une contribution volontaire est un acte choisi. Unitlife doit donc être connue du grand public. Nous devons convaincre deux types de personnes. D’une part, les patrons de grandes enseignes, de l’autre, leurs clients, c’est-à-dire, les consommateurs. Nous réfléchissons à des Ambassadeurs emblématiques dans le domaine sportif et culturel.

Autre difficulté de communication, le terme « malnutrition » lui-même. Il est trompeur, car il évoque, trop souvent à tort, le problème de la faim dans le monde. D’où la nécessité d’une grande campagne d’explication.

Quels objectifs vous fixez-vous ? 

Pour éradiquer ce fléau, il faudra, à terme, que nous récoltions un milliard d’euros par an. Cela paraît énorme, mais ce n’est évidemment rien, rapporté à la planète et aux enjeux que je vous ai décrits. L’objectif sera d’arriver dans trois ans à 40 millions d’euros par an.

Quels sont les programmes que vous souhaitez soutenir ?

Nous souhaitons soutenir deux sortes de programmes…

Le premier est celui de « la substitution » : il consiste à s’adresser à toutes les femmes enceintes les plus démunies dans les pays en développement, essentiellement en Afrique et en Asie du Sud-Est et leur apporter des nutriments alimentaires nécessaires pour pallier leurs carences. Certaines entreprises ont développé des produits remarquables très efficaces. Nous en avons en France. Là encore, il faudra déployer une communication ciblée vers les femmes enceintes de ces pays. Pourquoi pas à travers les Premières dames, mais aussi par le biais des télévisions publiques ? Cette approche a le mérite d’être efficace, car elle empêche la survenue de la maladie. Mais elle ne règle cependant pas le problème de fond, c’est-à-dire les causes de la mauvaise nutrition. Une des causes est représentée par la sécheresse, empêchant la culture des fruits et des légumes. C’est ce qui explique que le seul changement climatique va encore aggraver la malnutrition chronique dans les années à venir ! C’est la raison pour laquelle nous agirons aussi par l’intermédiaire de l’agriculture.  Les femmes représentent 75% de la main d’oeuvre agricole en Afrique, mais ne se situent qu’au dernier maillon de la chaîne. C’est pourquoi Unitlife souhaite développer des programmes de formation particulièrement dédiés aux femmes pour expliquer ce qu’il faut semer, c’est-à-dire, des plantations résilientes au changement climatique. Ceci se fera avec l’Agence ONU-femmes, mais aussi avec les Gouvernements, en défendant, politiquement,  l’idée cruciale de permettre aux femmes d’accéder enfin à la terre.

Vous avez été Député, Maire, Conseiller général, Président de Communauté d’agglomération, Président de Groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, 6 fois Ministre (Santé, Porte-parole du Gouvernement, Culture, Affaires sociales, Affaires étrangères…) et vous êtes Secrétaire général adjoint des Nations Unies, en charge des financements innovants pour le développement… Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la manière de faire de la politique ?

Avant tout, je pense que la politique est ce qu’il y a de plus fort et de plus beau quand il s’agit d’améliorer le sort des peuples en réglant des problèmes de fond pour les 10, 20 ou 30 prochaines années. La supériorité de la vie politique sur la vie professionnelle classique repose précisément sur cette aspiration : faire « du fond » collectivement, pour les autres, au sens large. Ce n’est pas une profession, pas une mission, mais un idéal. Servir un idéal. Curieusement, c’est ce qui m’est arrivé à la fin de la période nationale de ma vie politique. Ne vous méprenez pas, je ne considère pas que la vie politique nationale n’est pas au niveau de cet idéal. Pas du tout. Cela a été un grand honneur pour moi de servir nos concitoyens pendant toutes ces années. J’ai essayé de le faire le mieux possible, même si je sais que j’aurais pu mieux faire. Mais, personne ne m’empêchera de penser que si cela n’avait pas été moi, quelqu’un d’autre l’aurait très bien fait et, probablement, mieux…

Mais revenons au choix de se lancer dans la vie politique Prenons mon exemple personnel : j’étais professeur de médecine, avec ma vie, mon confort, ma famille, mes amis, mes malades auxquels j’étais tant attaché, je parcourais le monde pour présenter mes recherches dans les Congrès internationaux, j’avais un an et demi de consultations devant moi, j’avais une blouse blanche et je ne prenais aucun coup… Ce qui vous fait passer le cap, choisir de passer de l’autre côté, c’est ce moment précis où vous estimez que vous pourriez améliorer les choses !

Vouloir investir le champ politique est un souhait qui perdurera bien sûr… Il suffit de voir, dans notre pays, le cas de ce jeune banquier promis au plus bel avenir professionnel, entrer dans la bataille présidentielle, la gagner et assumer sa fonction avec tout ce que cela comporte de violence et d’abnégation ! Mais, cependant, je pense qu’il sera difficile, à l’avenir, de trouver des individus choisissant cette voie, cette vie. L’anonymat des réseaux sociaux, avec son cortège de lâchetés, de petitesses et de méchancetés, voire de haine, a radicalement changé la donne. Recevoir une pléthore de messages vomitifs avant même d’avoir prononcé un seul mot, je ne vois pas, qui, demain, voudra l’accepter.

« Nous avons connu la mondialisation
de l’économie. Ensuite la mondialisation
de la communication, mais nous
n’avons pas encore connu la
mondialisation de la solidarité 
»

Vous voulez dire qu’aujourd’hui, la politique est plus âpre qu’auparavant ? Pourtant, entrer en politique il y a 20, 30 ou 40 ans n’était pas un chemin bordé de roses… Les gens prenaient des coups d’une violence inouie, vous le premier…

C’est vrai. Cela a toujours été un monde violent… Toutefois, j’ai l’impression que l’immédiateté de l’information est en train de modifier profondément le contenu même de la politique.

« Il n’y a rien de plus vieux que le journal de la veille », avait l’habitude de dire le Président Mitterrand. Aujourd’hui, c’est encore pire : il n’y rien de plus vieux que le journal télévisé du quart d’heure écoulé !

À l’avenir, les gens les plus sérieux se détourneront de la politique, car l’on exige des résultats immédiats et le moindre faux pas prend des allures grotesques. C’est assez révélateur de notre société d’hyper-consommation.

Regardez ce que l’on appelle « l’Affaire Benalla ». On a l’impression que cela a constitué l’alpha et l’omega de l’activité du Sénat pendant six mois ! Entendons-nous bien : sans sous-estimer les problèmes de gouvernance soulevés, je trouve consternant que les télévisions d’information continue aient réduit la vie politique française à cette seule affaire pendant tant de temps.

Le plus triste est que je reste intimement persuadé qu’on a jamais eu autant besoin de politique. Permettez moi de citer Platon dans un extrait de « La République » : « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leur parole, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement, les jeunes méprisent les lois, parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie… ». Nous devrions, collectivement, plus souvent méditer cette phrase, tellement d’actualité…

La classe politique a-t-elle une responsabilité ?

On a la classe politique, les journalistes, les médecins, les banquiers, etc. que le pays mérite.

N’y parvenez-vous pas mieux, aujourd’hui, parce que justement vous êtes sorti des lignes ?

C’est vrai, je n’ai jamais fait autant de Politique que maintenant ! Vouloir participer à éradiquer la malnutrition chronique qui touche 25% d’enfants sur notre planète, qui vont avoir une diminution de leur quotient intellectuel, c’est, indiscutablement, de la Politique. Car les voies à emprunter ne sont que politiques.

Pensez-vous que notre pays est réformable ?

Le vrai sujet aujourd’hui est celui de la démocratie. Peut-elle pleinement exister lorsque les grands sujets sont éludés au profit de petits faits divers minables ? C’est ce que font à longueur d’années les chaînes d’information continue qui deviennent une caricature ridicule, dès lors que l’on a la chance de voyager un peu…

Et ce n’est pas spécifique à notre pays, loin s’en faut !

Qu’aimeriez-vous, finalement, que l’on retienne de votre parcours ? Que vous avez créé deux Fonds aux Nations Unies ?

Le parcours d’un médecin. C’est cela qui m’a permis de mettre en place, grâce au Président Chirac, un système inédit de crowfunding et de mécanismes de solidarités collectifs publics, qui contribuent à sauver tant de vies. Toute mon énergie est placée dans ce projet de vie. Rien d’autre m’importe professionnellement. Rien. Souvent, mes anciens collègues ou certains observateurs que j’ai connus par le passé doutent de ma sincérité. Peut être que nous nous sommes éloignés… même si les amitiés sont intactes !

En y réfléchissant, je me rends compte que si j’ai eu deux parcours distincts, je n’ai fait, en réalité, qu’un seul et même métier : la médecine. Dans un premier temps, une vie de médecin hospitalier public, fait de face à face avec le malade, dans le cadre d’une médecine individuelle, dans un rapport de confiance et de conscience mutuel; dans un deuxième temps, une vie politique, où j’aurais essayé d’inventer des mécanismes de solidarité internationale pour traiter, non plus individuellement, mais collectivement, des populations, soit dans notre pays, soit dans ceux qui sont les plus pauvres de la planète.

Et après toutes ces années, je ne comprends toujours pas pourquoi la Communauté internationale ne considère pas que chaque être humain doit être soigné de la même manière; qu’ils sont tous égaux en Droits et en dignité. Mais enfin, quel est le plus important, si ce n’est celui d’avoir Droit à la Santé ?

Voilà un vrai sujet pour les générations futures, car, ne vous trompez pas, le gap entre les populations pauvres et riches ne peut que continuer à grandir, si aucun système de solidarité internationale ne se met rapidement en place. Ou on trouve les voies et les moyens de créer une vraie solidarité mondiale ou ce sera la Guerre mondiale…

Philippe Douste-Blazy

Ancien Ministre
Secrétaire général adjoint des
Nations Unies,  chargé des
Sources novatrices de financement
pour le développement