Les Sénats du monde
Émotion toute particulière puisque c’était la première fois, dans l’histoire des parlements, que les présidents des Sénats du monde se retrouvaient pour débattre du bicamérisme. La signification de cet événement a été d’autant plus forte qu’il se déroulait en une année déjà hautement symbolique en soi, l’année 2000. Émotion toute particulière également devant le nombre et la qualité des délégations qui avaient décidé de répondre positivement à l’invitation lancée par leurs collègues du Sénat français, malgré l’éloignement et la durée du voyage pour beaucoup d’entre eux et en dépit aussi — et nous avons péché par excès de modestie — de la brièveté de cette rencontre : une seule journée et encore, une petite journée, c’était à l’évidence trop court pour débattre de nos problèmes communs, de la situation et des perspectives du bicamérisme à l’aube du troisième millénaire.
Qu’avons-nous en effet en commun ?
Nous avons tout d’abord — et de ce point de vue, le constat est clair — le privilège d’appartenir à des institutions : les Sénats et les Secondes Chambres, dont le nombre et le rayonnement traduisent une extrême vitalité. Nous étions 45 en 1970, nous sommes aujourd’hui près de 70 et nous serons très certainement plus de 80 dans quelques années, puisqu’une douzaine d’États ont d’ores et déjà pris la décision d’adopter le système bicaméral, ou décidé d’engager le processus conduisant au bicamérisme. Nous partageons également l’appartenance à des institutions caractérisées par l’extrême diversité de leurs compositions et de leurs fonctions. La diversité est consubstantielle au bicamérisme, car les Sénats révèlent les réalités sociales et politiques des différents pays. Si les premières Chambres ont toujours et partout plus ou moins les mêmes modes d’élection et les mêmes fonctions, les Sénats, eux, peuvent s’affranchir de ce modèle abstrait, diversifier la représentation et mieux prendre en compte la réalité sociologique, évidemment extrêmement diverse, des États. Dans le mouvement actuel de globalisation ou de mondialisation, ce respect de la diversité est en soi d’une richesse toute particulière.
Est-ce à dire que cette diversité défie l’analyse ?
Je ne le pense pas. Je crois plutôt qu’elle oblige à un effort d’analyse et à un effort de synthèse. Le bicamérisme, tout d’abord, a pour fonction, c’est une évidence, d’éviter le face-à-face direct de l’exécutif et d’une Assemblée où, dans les régimes parlementaires dominés par la logique du système majoritaire, il y a une confusion entre le Parlement et le Gouvernement, sans le secours d’un contre-pouvoir. Il a également pour fonction de garantir le respect du principe du contradictoire, en posant un regard différent et en provoquant la réflexion. Il vise aussi à assurer le respect du principe de la publicité des débats, en permettant à l’opinion publique d’être témoin des enjeux réels d’une politique : bref, le bicamérisme est le garant du fondement même de la démocratie. Bien d’autres fonctions, transitoires ou permanentes, peuvent être citées. Parmi les fonctions transitoires, je citerai, par exemple, la possibilité d’intégrer dans un processus de démocratisation des catégories sociales qui seraient portées à le contester. Du fait de la prise en compte des réalités nationales, le bicamérisme assume une fonction d’appropriation d’un modèle démocratique parfois perçu comme étant artificiellement importé ou imité. Parmi les fonctions permanentes, je citerai, outre bien entendu la représentation des États fédérés dans la structure fédérale ou l’amélioration du processus législatif, la représentation des collectivités territoriales, ainsi que le respect du principe de la séparation des pouvoirs. Je mentionnerai enfin deux caractères qui me paraissent de la plus haute importance :
Le premier, c’est que la question du bicamérisme ne se pose pas dans un contexte de rivalité avec la première Chambre, mais dans une perspective de complémentarité. Il ne s’agit pas d’affaiblir, mais d’enrichir; il ne s’agit pas d’amputer, mais de diversifier.
Le second, c’est que la question du bicamérisme ne s’inscrit pas dans une perspective de conflit, mais dans celle de la résolution d’un conflit : considérons l’exemple du Cambodge, ainsi que les projets bicaméraux en Géorgie et au Liban. La pertinence et la valeur du bicamérisme n’ont rien de surprenant. Elles résultent de son utilité. D’une part, parce que le bicamérisme est un facteur d’équilibre et que cet équilibre, les nations comme les hommes en ont soif. D’autre part, parce que le bicamérisme est le seul système adapté aux sociétés complexes, que cette complexité soit traditionnelle ou moderne. Par sa souplesse et son caractère évolutif, le bicamérisme est seul à même de prendre en compte l’une ou l’autre de ces complexités et d’assurer le passage de l’une à l’autre. Nous sommes, j’en suis convaincu, au début d’un processus de réflexion qui ne peut qu’être bénéfique pour les populations et les territoires ou collectivités que nous représentons, ainsi que pour le développement des relations entre nos Assemblées. Comment se déroulera ce processus ? Force est de constater que grâce à la présence massive des délégations réunies à Paris, l’impulsion est donnée et qu’il appartiendra désormais à chacun de faire vivre la réflexion engagée dans un cadre national, régional, voire plus vaste. Oui, le bicamérisme est une idée d’avenir et nous devons tout faire, collectivement et individuellement, pour l’affermir et le promouvoir. C’est le sens du message que je souhaitais délivrer à l’occasion de ce premier Forum des Sénats du Monde.
Christian Poncelet,
Président du Sénat