Vous êtes né en Pologne… Qu’avez-vous ressenti lorsque vos parents ont décidé de vivre en Israël dans les années 1930 ?
C’était comme quitter une planète pour une autre, laisser un ciel gris pour un ciel bleu, de grands arbres pour de jeunes arbustes, passer de constructions massives en bois à des petits immeubles peints en blanc, de personnes habillées chaudement dans un climat rigoureux à des individus, à mes yeux, à demi-vêtus sous un soleil très chaud. Tout me semblait étrange et différent, et cette terre rêvée devenait soudain une terre bien réelle…Durant votre jeunesse, vous avez passé plusieurs années dans un kibboutz. Pouvez-vous nous expliquer ce que cette expérience vous a enseigné en termes de valeurs notamment ?
L’idée du sionisme à cette époque était que les Juifs devaient exercer un travail physique. Beaucoup étaient alors dans le commerce ou avaient d’autres professions. Ils ne possédaient pas de terre. La première des priorités était donc de se tourner vers la terre, de cultiver notre propre terre, de développer nos propres services et non pas de laisser qui que ce soit le faire à notre place. Par conséquent, mon rêve était vraiment de devenir fermier, cultivateur. C’est pourquoi je suis d’abord allé dans un lycée agricole et ensuite, avec un petit groupe de l’école, nous sommes partis nous installer dans un kibboutz.
Je me levais à 4 heures du matin et je conduisais les agneaux aux pâturages. J’étais armé d’un pistolet, car à cette époque c’était dangereux. J’avais donc mes agneaux, mon pistolet et le ciel étoilé ; j’étais seul. Vous savez, être berger, c’est l’occasion rêvée de devenir poète. Je passais ainsi de longs moments à rêver, à méditer, et j’étais le plus heureux des hommes.
Un moment important de votre vie : en 1943, vous rencontrez David Ben Gourion. Pouvez-vous nous raconter cette première prise de contact “très spéciale”… En autostop ?
Ben Gourion était déjà une légende. Je me suis dit : « Mon Dieu, je vais passer deux heures seul avec Ben Gourion ». Je suis monté dans sa voiture et là, quelle déception ! Il a mis son manteau, il faisait très froid, et puis il m’a tourné le dos et m’a complètement oublié. Il n’a pas dit un mot pendant tout le voyage. Ce n’est qu’à la fin du trajet, alors que nous étions presque arrivés, qu’il s’est finalement tourné vers moi et m’a dit : « Tu sais quoi, Trotsky n’était pas un grand dirigeant ». Je ne sais pas pourquoi il en est venu soudainement à me parler de Trotsky, mais je voulais poursuivre l’échange, alors je lui ai demandé : « Pourquoi ? ». « Oh ! » a-t-il répondu, « Qu’est-ce que cela ? Pas de paix, pas de guerre… ce n’est pas cela diriger. Un dirigeant doit décider : soit de prendre des risques et d’aller à la guerre, soit d’accepter de payer le prix et de faire la paix ». Il m’a dit : « Lénine, qui était intellectuellement inférieur à Trotsky, a pris le pouvoir parce qu’il a su faire un choix ». C’était ma première leçon sur le pouvoir. Et plus tard, j’ai vu Ben Gourion faire ces deux choix : prendre des risques et faire la guerre, payer le prix et faire la paix. C’était notre première rencontre et je n’étais encore qu’un jeune homme.
On dit que vos rapports avec Itzrak Rabin étaient assez conflictuels. Au quotidien, cela se passait comment ?
Il y a une chose sympathique que je voudrais dire à propos de Rabin. D’abord, une parole était une parole. Quand nous tombions d’accord, chacun tenait sa promesse. Par ailleurs, nous nous querellions beaucoup, c’est vrai, mais cela restait entre nous. Il n’y avait jamais de fuite, ni de son côté ni du mien. Mais la jalousie, vous savez, est une bien mauvaise conseillère. Je lui disais : « Écoute, si tu choisis la voie que je te conseille, la voie de la paix avec l’OLP » — parce qu’il détestait Arafat, mon Dieu — « si tu choisis cette voie, je serai le plus fidèle de tes amis. Mais si tu en choisis une autre, je deviendrai le plus acerbe de tes opposants. Sache que si tu optes pour la paix, je n’aurai aucune exigence ». Il pensait sans doute que de son côté, Arafat bluffait, et quand je suis parti pour Oslo afin de signer les accords, Rabin n’a pas voulu venir, il ne voulait pas rencontrer Arafat. En fait, l’accord a été signé par Mahmoud Abbas et moi-même, car Arafat avait appris que Rabin ne viendrait pas. Par la suite, c’est Clinton qui a insisté auprès de Rabin pour qu’il se rende à Washington ; Clinton a eu un mal fou à les réunir, c’était d’ailleurs une source de plaisanteries, il faut l’avouer !
En décembre 1994, vous avez reçu, pour les Accords d’Oslo, le Prix Nobel de la Paix avec Yasser Arafat. Peut-on dire que c’était le moment le plus important de votre existence ?
Non, je n’ai jamais travaillé pour l’obtenir. Ce fut une surprise totale. J’ai appris qu’on allait me décerner le Prix Nobel et que j’allais le partager. Mais tout ceci n’est finalement pas important. Je n’ai pas fait tout cela pour recevoir le Prix Nobel de la Paix ; sinon, je serais un opportuniste, il faut le dire ! Je me détesterais si j’avais agi dans le seul but d’obtenir une récompense. Je pense simplement que j’ai eu une occasion magnifique de servir mon peuple… voilà la plus belle des récompenses !
Le 4 novembre 1995, Itzrak Rabin est assassiné. Qu’avez-vous ressenti ?
Le dernier jour de sa vie a été pour lui le plus heureux, mais surtout le plus heureux de notre relation. Vous savez, Rabin ne chantait jamais, mais ce jour-là, curieusement, il a chanté. Il ne m’a jamais donné l’accolade, mais ce jour-là, précisément, il m’a pris dans ses bras. Jamais nos rapports n’avaient été aussi harmonieux, et puis, on est partis chacun de notre côté… Ensuite, quand je suis monté dans ma voiture, j’ai entendu des coups de feu retentir. J’ai alors essayé immédiatement de parler à mes gardes du corps, mais ils se sont jetés sur moi pour me protéger, et nous sommes partis à vive allure. Je ne savais pas du tout ce qu’il s’était passé. Plus tard, quand je suis arrivé à l’hôpital, je ne savais pas non plus si Rabin était vivant ou mort. Le médecin est venu me voir et m’a annoncé la nouvelle de son décès. Je me souviens… Il y avait sur son visage une étrange expression, et pour la première fois, on pouvait y lire une sérénité nouvelle. C’était comme s’il souriait. Je l’ai embrassé et je suis parti. J’étais un homme brisé…
Un mot sur les attentats que vous avez vécu…
Je vais vous décrire très précisément ce que signifiait pour moi la reprise des attentats. J’étais sur le chemin de mon bureau. Il était 7 heures du matin. Mon service de sécurité m’a alors averti qu’une bombe venait d’exploser dans un bus à Jérusalem. Je leur ai demandé de me conduire sur place. Nous sommes arrivés sur les lieux, sur la place centrale de Jérusalem. Le sol était maculé de sang, il y avait des morts partout et des corps déchiquetés. Quand je suis arrivé, des milliers de gens étaient là et ont commencé à hurler : « Assassin ! Traître ! Regarde ce que tu nous as fait ». Que pouvais-je répondre ? Le jour suivant, il y a eu encore un attentat, à Tel Aviv, et cette fois encore, j’y suis allé et il s’est passé exactement la même chose… Et le jour d’après, ça recommençait à Jérusalem. Donc, en réalité, j’ai perdu les élections à cause de la vague de terreur déclenchée par les Arabes à cette époque.
Si j’avais été contre les accords de paix, ils ne m’auraient pas crié : « Tu es un traître, tu es un assassin »… Mais comme j’avais négocié ces accords, c’est moi qu’ils ont accusé. Donc je suis resté sans bouger, sans dire un mot, que pouvais-je dire ? Alors chacun peut penser ce qu’il veut. Moi, je pense que j’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai pris des risques. J’en ai payé le prix. Je ne me plains pas et je ne ressens même pas le besoin de me justifier.
En tant que dernier des pères fondateurs d’Israël, dans quelle catégorie vous situez-vous aujourd’hui ? Colombe ou Faucon ?
Parfois, il faut être Colombe, parfois il faut être Faucon… Mais fondamentalement, je suis une Colombe. Fondamentalement, je crois que le moment pour la paix est venu. L’histoire d’Israël est divisée en deux parties bien distinctes : alors qu’au cours des 35 premières années, nous n’avions d’autre choix que de faire la guerre, ces 25 dernières années, nous avons eu celui de faire la paix. Et c’est véritablement le chemin que nous devons prendre aujourd’hui.
En 2002, le Gouvernement israélien a décidé de construire un véritable mur entre Palestiniens et Israéliens. Certains parlent même du “mur de la honte”. “Ce mur” est-il efficace et nécessaire ? Quelle est votre opinion ?
Le mur était nécessaire parce que nous n’avions pas d’autre moyen d’empêcher les terroristes et les kamikazes de pénétrer en Israël. Concrètement, c’est un succès, car il a permis de réduire les attaques de 80%. Il a donc apporté un changement majeur. Si ce mur est vraiment efficace, il est aussi provisoire, c’est certain.
Aujourd’hui, vous avez 83 ans. Vous auriez pu prendre une retraite bien méritée depuis longtemps déjà. Au lieu de cela, vous êtes toujours membre du Gouvernement. Vous êtes très actif et très mobile. Vous étiez, il y a peu aux États-Unis et au Japon. Qu’est-ce qui vous anime aujourd’hui ? Est-ce l’exercice du pouvoir ? Est-ce l’espoir encore et toujours de voir la paix s’instaurer ?
Vous savez, je reste convaincu que le pouvoir est une “plaisanterie”. C’est une “illusion”. Il n’y a aucune puissance dans le monde en tant que telle, il y a seulement des faiblesses. Ce qui me tient aujourd’hui ? Prendre conscience que mon pays est comme ma famille. Ainsi, abandonner ma famille, c’est abandonner mon peuple. Et aussi longtemps que je resterai en bonne santé et que je travaillerai les gens continueront de me soutenir. Pourquoi devrais-je me retirer ? Les gens ont l’art de se plaindre en permanence et sont sans cesse fatigués et soucieux…
Vous n’êtes donc jamais fatigué ?
Parfois bien sûr, mais dans ce cas, si j’ai vraiment envie de me détendre, je prends un bon livre et je lis.
Propos recueillis
Christian Malard