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”La Russie est menacée par les révolutions arc-en-ciel…” 

Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française

Quelle est la situation en Russie ?

La situation actuelle n’est pas très brillante. Vladimir Poutine, lors de son premier mandat, s’est attaché à restaurer l’autorité de son État. Il l’a fait d’une façon très judicieuse et l’on peut dire que le bilan de ce premier mandat est positif. L’État a été restauré et les lois nécessaires ont dans l’ensemble été votées. Le deuxième mandat s’annonçait donc assez favorablement. Celui-ci qui dure depuis un an est assez étonnant. Il y a un certain mécontentement qui s’exprime. On le voit d’ailleurs dans les sondages. L’indice de popularité de Poutine décroît, mais les élections présidentielles ne sont qu’à l’horizon 2008. Il n’y a pratiquement pas d’opposition. Le Parlement très unicolore ne donne pas d’avis. C’est une simple chambre d’enregistrement. L’opposition libérale n’y est pas présente, c’est d’ailleurs un véritable problème et cette opposition libérale est, ou bien silencieuse, ou elle tourne ses regards vers les pays qui sont en train de faire leur révolution et notamment vers l’Ukraine. Des politiques sages aboutissent parfois à des résultats étranges. Je prends par exemple l’affaire des retraités, car il était sage d’accorder une valeur monétaire à leurs avantages, mais cela supposait une explication et un calcul précis des inconvénients. On ne l’a pas fait et le résultat a été que l’on a mis les retraités dans la rue. C’est un précédent dangereux. La société a constaté que l’on pouvait faire caler Poutine ne en descendant dans la rue et t dans l’atmosphère générale des révolutions orange, rose, etc. C’est une tentation pleine de dangers. D’autre part, la décision de Poutine d’accélérer l’axe vertical du pouvoir en nommant les gouverneurs au lieu de les laisser élire, n’est pas mauvaise en soi mais ce qui n’est pas certain, c’est que le résultat soit à la hauteur des espérances. C’est une décision mal comprise qui justifierait une politique d’explication. L’affaire tchétchène d’autre part n’avance pas beaucoup et il y a aussi quelque chose d’assez grave, c’est que Poutine a rompu le pacte moral avec les oligarches. Voyez l’affaire Youkoss. Il s’agissait avec eux d’un pacte tacite. Vous gardez votre fortune édifiée sur le capital national, mais vous faites un effort pour faire confiance au pays et pour investir. En mettant en prison le patron de Youkoss, Poutine a certainement fait plaisir à la population qui considère les oligarches comme des voleurs, mais en confisquant sa société au profit de l’Etat, il a ruiné la confiance des investisseurs russes, et d’une certaine façon, des investisseurs étrangers. C’est un fait, il y a dans le gouvernement de Poutine des mesures qui ne sont pas mauvaises mais qui telles qu’elles sont appliquées conduisent à des résultats très négatifs et cela explique une incontestable perte de popularité et une certaine inquiétude de la société russe.

Justement, où en est le problème tchétchène ?

Ce n’est pas l’affaire tchétchène qui mécontente les Russes. Elle est lointaine pour eux-mêmes si elle induit un certain terrorisme. Mais la réaction des Russes à ce sujet est intéressante. Une fois l’acte de terrorisme passé, ils oublient. Il n’y a pas pour l’instant de psychose de terrorisme. Il n’y a pas non plus la psychose de ce qui se passe là-bas. La Tchétchénie, c’est loin. Ce sont les troupes spéciales qui combattent et non les jeunes recrues. II y a une sorte d’in-différence vis-à-vis de la Tchétchénie d’autant plus que l’opposition libérale est pour l’instant hors cours. L’Occident est plus attentif à ce pays que la Russie et cela n’apparaît pas comme un échec pour Poutine. La société se concentre sur les affaires intérieures et sur ce qui est un des grands problèmes de ce deuxième mandat, la décomposition de la communauté des Etats indépendants, c’est-à-dire de l’influence de la Russie sur son environnement.

Comment évolue cette décomposition ?

Les conséquences ne sont pas minces. Le pouvoir Russe n’a pas prévu ces bouleversements. Ses relations avec la Georgie sont désastreuses. L’affaire ukrainienne a été très mal menée avec des ingérences grossières et maladroites provoquant une tension très forte avec Moscou. Le président de l’Ukraine se rapproche des USA,autant qu’il peut pour se placer sous sa protection. La Moldavie et la Kirghizie ont glissé hors de l’orbite russe et la tentation existe actuellement en Ouzbékistan. Au Kazakhstan, le président n’ose même pas en ce moment quitter sa République. On constate le même phénomène en Turkménie. Partout, monte une réflexion et la Kirghizie va accélérer le processus sur la possibilité d’avoir une politique autonome. Les deux questions sont liées, ce qui est en train de s’effriter, et d’une façon extrêmement grave, ce sont la Communauté des États Indépendants et l’espace d’influence que Boris Elstine avait essayé de conserver à son pays.

C’est toute la ceinture musulmane qui s’effondre…

Les conséquences ne sont pas minces. Le pouvoir russe n’a pas prévu ces bouleversements. Ses relations avec la Georgie sont désastreuses. L’affaire ukrainienne a été très mal menée avec des ingérences grossières et maladroites provoquant une tension très forte avec Moscou.Il y a aussi les musulmans de l’intérieur. Une des Républiques qui est en train de bouger très sérieusement dans une espèce de révolution de je ne sais quelle couleur, c’est la Bachkirie, sur les bords de la Volga. Il y a là, la République des Tatars et celle de Bachkirie où se déroulent actuellement des manifestations. Le modèle ukrainien est en train de gagner. Ce n’est pas une plaisanterie, à l’est de la Russie, c’est l’influence de Moscou qui s’érode au bénéfice, il ne faut pas s’y tromper, des USA. Ce que veulent ces Républiques, ce sont l’Otan et le soutien américain avant même de vouloir entrer dans PUE. La thèse politique russe, celle que l’on peut lire dans la presse, c’est que ces révolutions ont été manipulées et soutenues par les ONG sous influence américaine. La Russie va perdre la bataille bachkire, ce qui signifie l’installation des USA à ses frontières. C’est là, la véritable question, une question d’influence, et pour le prestige de Poutine, c’est très important.

Va-t-on vers une révolution orange à Moscou ?

S’il y a 20% de Russes en Ukraine, il y a beaucoup d’Ukrainiens en Russie et l’on voit très bien que la révolution orange fait réfléchir les mécontents et que l’idée que l’on puisse faire une révolution orange à Moscou est en train de cheminer. Les Russes démocratiques disent qu’il faut attendre les élections de 2008. Le mandat de Poutine n’est pas renouvelable et le Président russe a déclaré à plusieurs reprises et ferme-ment, qu’il ne toucherait pas à la constitution et il dit la vérité. Les autres ont peur d’une révolution. Ils ont peur de la violence et ce qui les retient, c’est l’expérience de 1917. Enfin, comme je vous l’ai dit, il n’y a pas de leaders pour le moment. Le Premier ministre russe qui a été limogé il y a quelques mois a cependant annoncé sa candidature sans que l’on sache s’il va rassembler derrière lui des personnalités. La Russie se présente comme un grand pays démocratique avec son ancien environnement impérial qui aujourd’hui se tourne vers les USA par précaution. Pour les Russes, l’idée que l’Ukraine, qui est un pays de 50 millions d’habitants, frappe à la porte de l’Otan et de l’Europe, l’idée qu’elle va entrer dans un uni-vers hostile à la Russie, c’est tra-gique. La société pense que la poli-tique n’a pas été bonne et qu’il faut renouer les liens. On est dans un contexte très curieux où les diri-geants russes ont le sentiment que se renouvelle la confrontation non pas est-ouest mais Russie – Etats-Unis où ces derniers travaillent à détacher les partenaires de la Russie de Moscou, car il s’agit de partenaires et non d’Etats indifférents. Le problème qui se pose à la Russie est donc le suivant : Premièrement, comment repartir dans la voie des réformes pour redonner de l’élan au pays ? Deuxièmement, comment arrêter la tentation de ses voisins et anciens sujets de glisser vers les USA pour se protéger de Moscou ? Enfin, par quelle stratégie reconsti-tuer cet ancien espace post-soviétique qui a duré 13 ans et qui tend à dispa-raître ? Le problème politique majeur de la Russie, c’est son isolement.

Le Kazakhstan ne peut-il se présente comme un État tampon entre les Républiques d’Asie Centrale et la Chine ?

Il y avait au Kazakhstan 50% de Russes, il n’y en a plus que 40%. C’est une terre de nomades islamisée tardivement et superficiellement. En 1990, on comptait très peu de musulmans. Le Kazakhstan plus musulman qu’il ne l’était se rattache maintenant au monde islamique. Les habitants sont tentés par les révolutions des autres républiques, mais le pays est dirigé par un Président qui a une poigne de fer et entend rester au pouvoir dans une apparence de vie démocratique. C’est un pays capital pour la Russie, pays de pétrole, et c’est une voie vers la Chine. Que va faire la Russie ? Avec toutes ces révolutions de toutes les couleurs qui se produisent. Les républiques traitent la Russie comme si elle n’était pas un pays occidental, elles se tournent vers les USA, vers l’Europe contre elle. Alors la Russie peut avoir la tentation de se réfugier du côté asiatique, jouer la carte du Kazakhstan, de la Chine, de l’Inde. Les relations de Moscou avec l’Inde sont importantes. Il ne faut pas oublier que le personnel politique de l’Inde a été formé par les Russes. L’hypothèse d’une Russie repoussée et isolée du monde occidental serait évidemment une situation dangereuse pour l’Europe.

Quels peut être l’avenir de la Sibérie dans cette évolution ?

La Sibérie, c’est la Sibérie d’abord, ensuite la Russie. C’est un espace qui a ses propres caractéristiques, et parce qu’elle est loin, les décisions du centre n’affectent au fond que secondairement la région. Elle est très riche, donc capitale pour Moscou, sous-peuplée à un degré épouvantable et située sur la route de la Chine. La Chine est surpeuplée et les richesses de la Sibérie sont très tentantes. Il ne faut pas oublier, et c’est un problème fondamental, que la catastrophe démographique de la Russie fait qu’elle perd un million d’habitants par an. On en comptait 150 millions en 1990, 139 aujourd’hui, malgré l’apport de gens venus des anciennes républiques. La Russie peut tomber à 100 millions à l’horizon 2040 si la situation n’évolue pas. Il existe d’ailleurs le même problème en Europe occidentale, en Allemagne, en Italie. La pénétration chinoise en Sibérie est loin d’être négligeable, mais difficile à chiffrer, 20 millions de Chinois d’après les Russes. Mettons qu’il y en ait 5 millions et c’est déjà considérable. Les Chinois investissent à la chinoise. Conséquence de la déperdition démographique, la Russie manque de main d’oeuvre. Son immigration ne peut pas venir d’Europe, elle vient d’Asie. Les Coréens sont déjà très présents, les Japonais et les Indiens ne sont pas intéressés, res-tent les Chinois. Cela veut dire que la politique russe doit s’accommoder de cette situation tout en essayant de ne pas basculer vers l’Asie. Il ne faut pas que la Russie se fasse absorber. Il faut qu’elle reste un pays d’Europe. Les USA sont loin. C’est la responsabilité européenne qui est en jeu. Il faut une politique européenne qui ne rejette pas la Russie, qui lui donne une place proche de l’Union. Dans les raisonnements actuels, cela ne se passe pas de cette façon et l’adhésion de la Turquie contribue aussi à rejeter la Russie. La Turquie en Europe, ce n’est pas seulement la Turquie, ce sont les turcophones qu’elle entraîne avec elle, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, la Kirghizie, le Turkménistan. Si la Turquie entre en Europe, elle n’entrera pas seule, et l’Europe n’est pas très consciente de cette réalité. Comment l’Europe va vivre avec à ses côtés un pays d’Asie dont les frontières commencent à Cukurca, sur la frontière irakienne ? La situation économique en Russie n’est pas mauvaise, les gens travaillent, le pays a bougé, il existe, et l’Europe est en train de le repousser, de l’ignorer. L’Ukraine ne veut pas de la Russie en Europe. Il y a aujourd’hui une responsabilité de l’Europe qui consiste à maintenir la Russie sur le continent européen et à ne pas espérer qu’elle soit complètement isolée.