Monsieur le Président, vous avez alterné les postes de Président et de Premier ministre depuis trente ans, presque sans interruption… Quel bilan dresseriez-vous de votre action à la tête du Monténégro ?
30 ans passés aux plus hauts postes de l’État constitue en effet une période inhabituellement longue, notamment dans le cadre de la démocratie européenne.
Je ne vais pas vous relater quelque chose de sensationnel en vous rappelant que l’époque dont nous parlons était déterminée par les victoires aux élections successives, des élections qui étaient surveillées par les grandes Institutions internationales (Conseil de l’Europe, OSCE et ODIHR) . Cependant, il est plus important de souligner que la longueur de cette période s’explique par les défis colossaux et continus auxquels était confronté la société monténégrine.
Rappelons qu’après l’éclatement sanglant de la Yougoslavie au début des années 1990, nous avons affronté de très lourdes sanctions internationales introduites par une résolution des Nations Unies.
Le Monténégro a vécu par la suite une profonde crise politique générée par la différence des points de vue sur la future coopération avec la Serbie de Slobodan Milošević. Ensuite, nous avons subi un conflit de cet état commun, personifié par Slobodan Milošević, avec l’OTAN ce qui a conduit aux bombardements de 1999. Puis, nous avons dû gérer un véritable challenge diplomatique et nous avons signé un accord avec la Serbie sur la transformation de la Yougoslavie en communauté des États Serbie-et-Monténégro. En 2006, nous avons organisé le référendum sur l’indépendance du Monténégro qui a mené au plus lourd défi: nous avons annoncé d’être orientés vers l’Occident et de vouloir adhérer à l’Union européenne alos que, des siècles durant, le pays avait le regard tourné vers la Russie. Nous y avons réussi, nous avons adhéré à l’OTAN et nous avons introduit notre pays à l’antichambre de l’Europe.
Depuis le renouveau de l’indépendance jusqu’à présent, les investissements étrangers directs étaient environ 11 milliards. Je considère que le Monténégro a réalisé un exploit extraordinaire, d’importance historique.
En outre, le fait que le Monténégro est la seule république ex-yougoslave qui n’a pas connu de guerre sur son territoire dans la première moitié des années 1990 est un grand succès de la société monténégrine.
En d’autres termes, j’estime que les années que j’ai consacrées aux hautes fonctions étatiques étaient pleinement satisfaisantes.
Vous étiez proche de Jacques Chirac…
Nous avons noué d’excellents rapports personnels avec le Président Chirac… Je lui ai remercié à plusieurs reprises pour sa contribution décisive dans la préservation du Monténégro lors des frappes aériennes de l’OTAN en 1999. Il a semblé impossible que l’OTAN puisse bombarder un pays dont le Monténégro faisait partie intégrante et réaliser ses opérations de façon à éviter le bombardement du Monténégro. Jacques Chirac y a contribué de manière déterminante grâce, entre autres, aux relations que nous avions tissées.
En 2006, vous avez obtenu par référendum, la dissolution de la Fédération entre la Serbie et le Monténégro… Était-ce, selon vous, l’une des tâches les plus difficiles que vous avez eu à accomplir dans un pays où un tiers des habitants s’identifient comme Serbes ?
J’ai déjà évoqué que la préservation de la paix au début des années 1990 représentait le plus grand succès de notre politique. Souvenons-nous de ce qui s’est passé en Bosnie-Herzégovine, en Croatie et au Kosovo… Notre voisinage immédiat était ravagé par les guerres religieuses et ethniques. Le petit Monténégro était la seule république de l’ex-Yougoslavie qui n’a pas eu une seule minute de guerre sur son territoire même s’il est spécifiquement multi-éthnique. Rappelons aussi qu’à cette époque, le Monténégro avait accueilli pas moins de 120 000 réfugiés, soit 20 % de sa population !
Je considère que la décision sur l’indépendance était importante et absolument juste. L’expérience de la féderation constituée de deux membres, la Serbie et le Montenegro, après que la Slovénie, la Croatie, la Bosnie et la Macédoine nous avaient quiités s’est présentée comme un avertissement pour nous; un avertissement, au sens où une proportion gigantesque de la population ressentait de la frustration continue, posant obstacle à une vie normale et harmonieuse dans cette communauté. En d’autres termes, pour la Serbie, nous étions comme un caillou dans la chaussure, qui les énervait. Pour nous, la Serbie étaient comme un frère aîné qui voulait contrôler notre vie.
Le conflit avec l’OTAN a dévoilé davantage ces dissonnances entre deux membres de la fédération au regard de leur avenir respectif.
La Serbie est entrée avec passion dans la guerre contre l’Occident. Pour l’opinion publique serbe, l’OTAN a été le plus grand ennemi et il le reste. A une époque ou Bill Clinton, Jacques Chirac, Tonny Blair ou Gerhard Schroeder faisaient l’objet des jugements à Belgrade, le message du Monténégro était: nous ne voulons pas de guerre avec l’OTAN, nous voulons devenir membre de l’OTAN et de l’UE !”.
C’était la raison pour laquelle le processus de la dissolution de l’ex-Yougoslavie devait être achevé.
Comme vous l’avez indiqué, la décision d’engager un référendum n’a pas été facile, parce qu’au Monténégro il existe une large communauté de personnes qui s’identifient comme Serbes ce qui, en soi, ne devrait poser aucun problème dans un état des citoyens. Le problème consiste en ce que les dirigeants des partis politiques au Monténégro et leurs chefs politiques en Serbie souhaitent démontrer que la seule présence des Serbes fait du Monténégro un état “serbe” destiné à une communauté éternelle avec la Serbie. A l’époque, le président de l’état commun, Vojislav Koštunica, s’engageait à Bruxelles contre l’organisation de notre référendum. Il demandait qu’en cas du référendum, on accorde le droit de vote aux citoyens serbes d’origine monténégrine qui faisaient partie des listes électorales serbes, en vue d”obtenir un résultat référendaire favorable à la Serbie.
In fine, la décision d’organiser un référendum a été très difficile, mais je suis certain qu’elle était absolument juste.
En 2008, vous avez piloté la candidature de votre pays à l’Union européenne et vous partagez d’ailleurs avec votre successeur la même volonté d’arrimer le Monténégro à l’UE… Quel est votre sentiment sur cette intégration à venir dans une Europe qui a été secouée par les crises successives ?
J’ai remis notre demande d’adhésion au Président Sarkozy en décembre 2008. Cette démarche a été une expression de notre conviction, valable encore aujourd’hui, qu’il n’y a pas de stabilité ni de prospérité dans les Balkans occidentaux sans intégration à l’UE et à l’OTAN.
Malheureusement, notre région a raté sa chance plusieurs fois dans l’histoire. Après la chute du mur de Berlin, pendant que les pays de l’Europe centrale et orientale se dépêchaient à appliquer les réformes pour adhérer à l’UE, nous avons traversé une nouvelle guerre sur le territoire ex-yougoslave. Cette résistance des Balkans à rejoindre l’Europe et sa voie de développement a bien coûté ses populations. Cela a notamment entraîné des retards économiques graves. En tant qu’économie la plus développée des Balkans, le Monténégro peut servir d’exemple: le salaire moyen y a augmenté de 520 euros au niveau actuel de 750 euros, ce qui est loin de la moyenne européenne. Il est clair que la pauvreté represente un sol fertile pour un déficit de tolérance lequel, dans un milieu multiethnique et multuculturel comme le nôtre, risque de se terminer par un génocide, comme celui de Srebrenica.
C’est pourquoi j’ai toujours été convancu que l’adhésion européenne n’est qu’un autre nom de la stabilité. En même temps, c’est dans l’intérêt de l’UE qui éviterait de payer une nouvelle facture similaire à celle après l’éclatement de la Yougoslavie, lorsque une énorme quantité d’argent a été dépensé pour les missions dans la région. Faut-il attendre une nouvelle crise, une nouvelle guerre pour que l’UE réagisse ? Je ne pense pas. La politique doit être pro-active, l’UE doit rester stricte dans les critères posés aux états des Balkans occidentaux relatifs aux normes à satisfaire, mais elle doit laisser les portes ouvertes et encourager les sociétés des Balkans occidentaux à réaliser les réformes et adopter les standars européens.
Malheureusement, comme vous le savez, la fatigue de l’élargissement est apparue trop tôt paralysant totalement cette politique de l’Union européenne. Cela a découragé les gouvernements de la région et ils ont oublié les réformes. Aujourd’hui, Bruxelles a raison de parler d’un manque des réformes de qualité dans les Balkans occidentaux. Je tiens à répondre aux interlocuteurs bruxellois de manière suivante: “Vous avez raison. Il n’y a pas de réformes, mais vous y avez contribué. Il est important que vous compreniez maintenant que les réformes et l’adhésion européenne des Balkans occidentaux sont dans votre intérêt. Si l’UE et l’OTAN ne disent pas clairement que les Balkans occidentaux sont leur zone de responsabilité, il est logique que nous aurons la présence de la Russie, de la Chine et allons savoir qui encore. La leçon principale de la géopolitique connue de tout le monde est qu’il ne peut y avoir d’espaces vides. L’absence de l’UE et de l’OTAN signifie la présence des autres”.
Avec le recul, quelle est votre analyse politique, mais aussi personnelle, du coup d’État de 2016 et de la tentative d’assassinat dont vous avez été victime, tandis que vous souhaitiez vous affranchir de l’influence russe et rejoindre l’OTAN ?
Aujourd’hui, lorsque nous assistons à l’agression en Ukraine, même ceux qui ne voulaient pas voir une nouvelle réalité à Moscou, doivent ouvrir les yeux. Ce qui se passe en Ukraine provient de la même adresse politique que ce qui s’est passé au Monténégro en 2016.
L’intention de la Russie est de limiter la souveraineté des États et leur droit de choisir librement leur avenir.
En 2016, leur objectif était d’empêcher l’adhésion du Monténégro à l’OTAN. Ils ont essayé de nous convaincre d’abord par des menaces politiques explicites et ils ont préparé un coup d’état avec l’action destructive de leurs services de renseignement. Nous avons enduré cette attaque et nous sommes entrés dans l’OTAN quelques mois après. La Russie a tiré une leçon de cette expérience et a multiplié son répertoire de guerre hybride dans les Balkans. Ainsi, quatre ans plus tard, a-t-elle réussi à réaliser son influence au Monténégro, ce qui a conduit à un changement de pouvoir grâce à l’instrumentalisation de l’Eglise ortodoxe serbe, instrument le plus sale du nationalisme serbe et partenaire clé de l’impérialisme russe dans les Balkans.
Aujourd’hui, la Russie est bien plus infiltrée dans toutes les sociétés des Balkans, en Serbie, dans la Republique Srpska et malheureusement au Monténégro. Lorsqu’elle a fait face à l’ambition de l’Ukraine de faire partie de l’OTAN et de l’UE, la Russie a actionné un répertoire beaucoup plus brutal que dans notre pays.
Je vais vous dire quelque chose de ma propre expérience. J’ai eu deux réunions avec le président Poutine, une avant l’indépendance de 2006, l’autre immédiatement après l’indépendance. Lors de la première réunion, je voulais lui présenter notre ambition de renouveler l’indépendance. Il était sceptique, mais à la fin de notre entretien, il a dit que la Russie respecterait l’expression de la libre volonté des citoyens au référendum. Pendant notre entretien après le référendum, il s’est intéressé aux démarches stratégiques suivantes du Monténégro. Je lui ai répondu très directement que c’étaient l’adhésion à l’UE et à l’OTAN. J’ai remarqué son insatisfaction, au moins par la seconde partie de ma réponse portant sur la volonté de rejoindre l’OTAN. Je lui ai expliqué que c’était inévitable, que l’instabilité de la région était prouvée, que nous avions déjà les pays de l’OTAN dans notre environnement, non seulement l’Italie mais aussi la Croatie et l’Albanie, et que pour nous c’était le seul choix correct pour le développement de notre pays et de notre région. Il était modérément insatisfait, ce que j’interprétais par le contexte géopolitique à l’époque.
C’était une période de relations relativement harmonieuses entre la Russie et l’OTAN. Peu de temps après, il y a eu des changements à Moscou. Je les ai soigneusement suivis et en ai parlé avec les dirigeants de l’OTAN et de l’Union européenne. Mon impression était que personne en l’Union européenne ou même à l’OTAN n’avait sérieusement remarqué l’objectif final de ces changements de stratégie de Moscou, comme s’ils sous-estimaient ce danger persudés que la Russie n’avait plus de pouvoir destructeur qui puisse altérer la stabilité et le développement de l’Europe. J’aivais l’impression d’être perçu comme représentant d’un pays qui a rejoint la politique russophobe des pays baltes et de la Pologne.
Permettez-moi de vous rappeler qu’en 2011 déjà, dans une partie de la Russie à la frontière avec l’Estonie, il y avait un groupe d’intellectuels respectable, les soi-disant « cercle électoral » qui a lance une critique acerbe de l’idéologie libérale en Russie, et proposé à Kremlin une idéologie nationale en alternative. Cette idéologie considérait l’effondrement de l’Union soviétique comme le plus grand malheur de la Russie et indiquait que le passage de l’idéologie libérale à l’idéologie nationale ne pouvait se faire à table mais sur le champ de bataille. J’ai également lu l’intervention du chef de l’état-major russe, le général Gerasimov, en 2013, qui parlait de la doctrine russe de destruction et qui disait à l’occasion: « La Russie ne peut pas tenir dans une course aux armements avec l’Occident, mais notre potentiel destructeur est tel qu’en sept jours nous pouvons déstabiliser chaque pays membres de l’OTAN ». Si cela ne vaut pas pour chaque pays certains n’y échappent pas. Tout cela est dû au nouveaux développements des relations entre la Russie et l’Occident par rapport à la période dont je vous ai parlé, juste avant le référendum monténégrin. Ainsi, la Russie a vraiment accepté le point de vue selon lequel la disparition de l’Union soviétique est son plus grand malheur, et nous assistons aujourd’hui aux tentatives du révisionnisme historique de Poutine, qui veut redonner à la Russie l’importance géopolitique qu’avait l’Union soviétique à l’époque de la guerre froide. Cela explique la Géorgie, l’Ukraine, la Biélorussie, et d’une certaine manière, disons-le, le Kazakhstan. Cela explique les Balkans. Donc, je pense que Poutine fait ce rêve. Nous ne pouvons pas influencer son choix de rêver, mais nous, Européens, lui avons offfert ce rêve en évitant de compléter le processus de l’unification de notre continent et de fermer ainsi l’espace à l’influence maligne et anti-européenne des pays tiers ».
Quel message souhaiteriez-vous adresser à la classe politique française et européenne par l’entremise du Journal du Parlement ?
Le message de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, vous l’aurez compris, est que l’UE doit tenir les portes ouvertes pour le Monténégro et les autres pays des Balkans occidentaux, sans faire des concessions. Nous devons réaliser des réformes et saisfaire les standards, mais il doit être clair que nous avons une place réservée dans la famille de l’Europe moderne. Nous devons être assistés matériellement et dans le domaine de l’expertise pour effectuer le processus d’association dans un délai raisonnable. Non seulement c’est la meilleure contribution à une stabilité consolidée de l’Europe dans son ensemble, mais cela est juste pour les nations vivant dans une région européenne. Je n’ai pas l’impression qu’une telle politique de la communauté internationale est actuellement menée dans les Balkans occidentaux. Je pense que cette politique est pleine de calculs unilatéraux, principalement sous l’influence du gouvernement américain. Étant donné que le groupe actuellement présent dans les Balkans occidentaux au nom de l’Europe et des USA est commun, que c’est un groupe euro-américain, je dirais que l’Europe accepte lentement mais sûrement ce calcul unilaterales que Washington essaie de mettre en œuvre dans les Balkans occidentaux. «
Propos recueillis par
Olivier de Tilière
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